digéré

L’araignée royale détruit son entourage, par digestion. Et quelle digestion se préoccupe de l’histoire et des relations personnelles du digéré ? Quelle digestion prétend garder tout ça sur des tablettes ?

Henri Michaux, « La vie de l’araignée royale », Œuvres complètes (1), Gallimard, p. 445.

David Farreny, 20 mars 2002
fonds

Est-ce moi, tous ces visages ? Sont-ce d’autres ? De quels fonds venus ?

Henri Michaux, « Passages », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 320.

David Farreny, 13 avr. 2002
caboche

J’ai remué des quantités énormes de débris antiques. J’ai étudié l’homme des Baumes-Chaudes, un beau dolichocéphale troglodyte qui mangeait du lièvre dans de très grands plats de terre brute, et c’est moi qui l’ai nommé. J’ai étudié l’homme du causse, le brachycéphale à face très orthognathe de la race que j’ai dite dolménique — c’est moi qui l’ai nommée. J’ai eu l’honneur de découvrir que chez ces deux ethnies, la dolménique comme la troglodyte, on faisait aux sujets promis à l’état de chaman, dans leurs petites années, de fortes trépanations ; qu’on leur prélevait dans l’os crânien une rondelle de la taille d’une pièce de cinq francs en argent ; qu’ils portaient en amulette au cou cet os manquant de leur caboche, par lequel ils étaient tout-puissants.

Pierre Michon, « Neuf passages du causse », Mythologies d’hiver, Verdier, p. 40.

David Farreny, 5 juin 2002
trame

L’après-midi de neige est d’une grande étrangeté. Le ciel est bistre. La brume masque à demi le versant opposé de la vallée. De brusques coups de vent agitent les arbres noirs que je devine, à travers le rideau de la fenêtre du salon. Il présente un carroyage parsemé de motifs imitant, un peu, des flocons de neige. Avec le contre-jour, cette trame se surimpose au réseau de branches remuées par le vent et j’ai, à plusieurs reprises, l’impression bizarre, inquiétante, de voir des quadrupèdes élancés, au long et fin museau — des espèces de renards arboricoles, mâtinés d’animaux des rêves — perchés dans les arbres, bondissant de l’un à l’autre pour s’immobiliser brusquement lorsque cesse le souffle du vent. Même hallucination avec les feuilles brunes et sèches des cannas, devant la terrasse. L’une d’elles mime à la perfection quelque oiseau brun, de la taille d’un pigeon, et blessé. La rafale la soulève comme une aile, comme si elle allait prendre son envol, puis elle retombe.

Pierre Bergounioux, « lundi 14 février 1994 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 391.

David Farreny, 12 déc. 2007
contournent

Sophie demanda, effrayée : « Tu n’aimes pas ton enfance, Gerhard ? » Le malade la regarda gravement : « L’aimer ? Oh si. Je l’aime comme on aime un mensonge qui rend heureux, ou un rêve dans lequel on était, ou une bonté qui fait de vous un esclave. J’aime ces pièces qu’elle a habitées, et ta voix qui était sa nostalgie. J’aime tous les chemins où tu m’as conduit, ces chemins discrets, silencieux qui contournent la vie pour mener à ton Dieu. »

Sophie eut un mouvement qui fit tomber la cuillère d’un coup sec sur la soucoupe.

Puis elle dit froidement : « Je t’ai élevé dans la piété. »

Gerhard sourit légèrement : « Qu’est-ce que la piété ? Le plaisir qu’on prend à des églises sombres et à des arbres de Noël illuminés, la gratitude que l’on éprouve pour un quotidien tranquille que ne vient troubler aucune tempête, l’amour qui a perdu son chemin et qui cherche, qui tâtonne dans l’infini sans rivages. Et une nostalgie qui joint les mains au lieu de déployer ses ailes. »

Rainer Maria Rilke, Au fil de la vie, Gallimard, p. 129.

Élisabeth Mazeron, 17 janv. 2008
est-ce

Aimer quelqu’un à partir de sa mort, est-ce de l’amitié ?

Édouard Levé, Suicide, P.O.L., p. 16.

Cécile Carret, 22 mars 2008
baladeur

Je-t-aime est sans emplois. Ce mot, pas plus que celui d’un enfant, n’est pris sous aucune contrainte sociale ; ce peut être un mot sublime, solennel, léger, ce peut être un mot érotique, pornographique. C’est un mot socialement baladeur.

Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Seuil, p. 176.

Élisabeth Mazeron, 19 déc. 2009
ciment

Dans les maisons sans sous-sol, malgré carreaux et tapis, les jambes sentent qu’elles s’appuient sur la terre, l’humidité traverse tout, les jambes se soudent aux genoux, ennui du ciment.

Paul Morand, « 18 mars 1973 », Journal inutile (2), Gallimard, p. 38.

David Farreny, 7 août 2010
coincé

C’est triste l’avion de nuit. C’est étouffant. Coincé entre un Israélien aux ongles rongés et la rouquine du strip-tease qui m’a dit composer des chansons, aimer Bécaud et serrait entre ses genoux un petit chien de peluche blanche harnaché de grelots. Dans les rangées de trois on est trop serré pour ne pas parler, on ne peut ouvrir un journal sans aveugler son voisin, la conversation est la carte forcée. Ma voisine était très éprise du jeune premier de la troupe qui se levait à tout propos pour venir lui prendre la main. Trous d’air, bourdonnements d’oreilles, fatigue, lumières lointaines, feux verts de la piste.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 93.

Cécile Carret, 28 juin 2012

Mon unique sentiment de bonheur consiste en ce que personne ne sait où je suis. Que n’ai-je la possibilité de continuer toujours ainsi ! Ce serait encore plus juste que la mort.

Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 311.

David Farreny, 28 oct. 2012
lithographies

Ô jardins, même pas suspendus ! Quelque part

le voyageur s’égare dans une forêt d’hommes ;

il écoute dans le ventre des employés des postes

la chanson écrémée et simple des laitières.

Mais y a-t-il encore des voyageurs, des pas

dans le sable, des touristes dévorés par des squales,

des îles ovipares où pousse l’ancolie,

des bateaux échoués sur des lithographies ?

À travers le charbon, l’essence et le pétrole

voici que le visage de l’homme s’est noirci.

Voici qu’il penche sur ses outils de travail :

le rein, le foie et le poumon.

Benjamin Fondane, « Titanic », Le mal des fantômes, Verdier, p. 108.

David Farreny, 21 juin 2013
toujours

Rien moins qu’un folklore, le cafard s’éprouve comme un sentiment de dépaysement dans le temps, tantôt pénible tantôt voluptueux, comme peut l’être le boitement des sensations à la suite d’un décalage horaire. Il ne touche qu’un petit nombre d’individus qui, par-delà les époques et leurs différences nationales, forment une confrérie secrète de la déréliction. Ils se reconnaissent entre eux à une façon commune de sentir le monde, les êtres et, aussi, d’en parler. Comme ces exilés qui, même après de longues années passées dans leur pays d’accueil, conservent les habitudes de leur patrie d’origine et l’accent de leur langue maternelle, les cafardeux, en proie à la nostalgie d’un temps où ils n’existaient pas, affichent un air de paradoxale étrangeté. Car, à juger le regard avec lequel ils balayent ou scrutent le monde, entre blasement et étonnement, ils ne donnent pas l’impression de débarquer, mais, au contraire, de se trouver là depuis toujours.

Frédéric Schiffter, « Patriotisme des cafés », Le philosophe sans qualités, Flammarion.

David Farreny, 26 mai 2024

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