Or, la perte, toute cruelle qu’elle soit, ne peut rien contre la possession, elle la termine si vous voulez ; elle l’affirme ; au fond ce n’est qu’une seconde acquisition, toute intérieure cette fois et autrement intense.
Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune peintre, Rivages.
Que ferait-on si l’on ne devait
exister qu’à ses propres yeux
rien pardi
Jean-Pierre Georges, Je m’ennuie sur terre, Le Dé bleu, p. 35.
Septembre en fait des tonnes. C’est une éruption de bleu pur sur un canal, une apothéose de lumière que criblent les grands platanes penchés sur l’eau. C’est de tout côté éboulis de douceur, débauche d’harmonie.
Jean-Pierre Georges, Aucun rôle dans l’espèce, Tarabuste, p. 92.
Veuillez ne pas régler mon visage
Le défaut est en moi
Ma bouche est une forêt après l’incendie
Mon cœur un petit squelette de poisson
Elles sont belles ces cicatrices
C’est mon visage
La mort est le récit de la mort
La tête qui tombe de la guillotine pense
« Ce n’est qu’un instant »
L’animal blessé fuit et la mort court à ses côtés
Ensuite c’est la monotonie intense
Tel un disque rayé
rayé
rayé
— En combien de temps terminez-vous un cercueil ?
Sur un ton professionnel :
— Le modèle en sapin est cloué en quatre heures. Quelle rapidité pour un appartement éternel !
— Et un berceau, un berceau à bascule ?
— En un temps identique, à peu près. C’est équitable.
Dezsö Kosztolányi, Portraits, La Baconnière, p. 68.
Pour ceux qui sont restés, évidemment, la rentrée est moins spectaculaire. Moins spectaculaire que le retour d’Afrique des hirondelles au ventre blanc est la lente rétraction sous l’écaille d’une tête de tortue et de ses quatre pattes torves. Mais enfin, même dans le cas de celle-ci, comme on le voit, il est toujours possible de réintégrer davantage son chez-soi (la chambre du fond).
Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 31.
How little there has remained in me of my native country, constate le chroniqueur en passant en revue les rares souvenirs qui lui sont restés et qui suffisent à peine à rédiger la nécrologie d’un garçon disparu. La crinière d’un lion prussien, une bonne d’enfant prussienne, des cariatides portant la sphère terrestre sur leurs épaules, les bruits mystérieux de la circulation et les coups de klaxons remontant de la Lietzenburgerstrasse jusque dans l’appartement, le crissement de la conduite de chauffage central derrière le papier peint, dans le coin sombre où l’on devait se tenir face au mur lorsqu’on était puni, l’odeur infecte de l’eau de lessive dans la buanderie, un jeu de bille dans un espace vert à Charlottenburg, le café de malt, le chou-rave, l’huile de foie de morue et les bonbons à la framboise qu’il était défendu de prendre dans la boîte en argent de grand-maman Antonina — n’étaient-ce que des phantasmes, des fictions totalement inconsistantes ? Les sièges de cuir dans la Buick de grand-papa, l’arrêt de bus Hasensprung dans le Grunewald, la côte de la Baltique, Heringsdorf, une dune de sable entourée de pur néant, the sunlight and how it fell… Lorsque quelque fragment de cette sorte émerge des profondeurs par suite d’un glissement dans la vie de l’âme, on pense toujours qu’on va pouvoir se rappeler. Mais en réalité, on ne se rappelle évidemment pas. Trop d’édifices se sont écroulés, trop de gravats se sont accumulés, insurmontables sont les dépôts sédimentaires et les moraines.
Winfried Georg Sebald, Les anneaux de Saturne, Actes Sud, pp. 208-209.
On applaudit quand ça s’arrête.
Éric Chevillard, « dimanche 8 novembre 2015 », L’autofictif. 🔗
Un philosophe d’occasion, un esthète épuisé, un frondeur abattu, une marquise cafardeuse, un aventurier sans cause, un métaphysicien insomniaque, un nihiliste apocalyptique, un réactionnaire à vif, un anarchiste sentimental, un adepte du suicide non pratiquant, les figures que j’évoque ici forment une aristocratie transhistorique de l’ennui – montrant par là l’éternité de la maladie du temps. D’un scepticisme à la fois féroce et poli, ils démystifient les doctrines qui prônent un illusoire art de vivre. Ils rappellent que la vie n’a rien d’un art mais d’une douleur continue interrompue par quelques moments de rémission, que nous ne choisissons pas de naître puis de vivre comme nous vivons ou comme nous souhaiterions vivre, que nous n’avons pas la moindre emprise sur nos passions, que nous ne changeons pas mais que nous aggravons notre cas.
Frédéric Schiffter, « préface », Le charme des penseurs tristes, Flammarion.
Il suffit d’avoir l’autorité d’une langue ; et ta langue était, en toute liberté d’instinct, de propriété d’individualité et aptitude d’humanité, le français ; langue spontanée plus qu’héritée ; l’unique “habile” à te servir ; pure d’aucun contact ; directe et immédiate ; sans remâchage de langue morte, – (une enfance échappée à tout classique gavage) –, ni contamination d’aucune langue “autrement” vivante. Une langue dont il semblait que la nature t’eût fait le don gratuit ; une grâce déposée dans ton berceau.
Peut-être un peu trop portée au jeu et aux tours d’amusante adresse ; moins soutenue par la méditation qu’animée par l’entretien ; délicieusement impromptue et primesautière ; sans jamais une fausse relancée, un raté dans le renvoi à la volée ; pas un laisser-aller qui ne fût finement délié, ou qui restât sans relevé ; langue moins vigoureuse à la mise en train qu’agile et inépuisable à la repartie ; moins génératrice qu’ingénieuse, moins foncièrement douée d’énergie que sans cesse ravitaillée de verve et refournie d’élan ; langue moins “creusante” que prenante ; faisant toujours face, ne sombrant jamais en elle-même ; bien indifférente à l’origine et à l’identité “magistrale” des mots, mais toute sensible à leurs facultés, à leurs moyens (même de fortune), à leurs aptitudes instantanées, à leur efficacité inopinée, à leurs ressources de surprenante actualité.
Il y en a qui n’écrivent qu’avec des mots-souvenirs, qui ne composent qu’avec des reliques, et dont toutes les images sont des portraits d’ancêtres. Toi, tu improvisais toujours ; tu rendais improviste le simple et le juste. Tu faisais naître la vérité des concours les plus inattendus. Des pires culbutes du calembour elle ressortait ingénue, toute fraîche, pas froissée, candidement souveraine… ; j’avoue : souvent adorable.
Henri Roorda, « À Henri Roorda », Mon suicide, Allia.