charité

Rien n’est seulement ce rien : voilà ce que rabâchent l’utopie, l’espérance, la foi, la littérature et la charité.

Renaud Camus, Le département de la Lozère, P.O.L., p. 158.

David Farreny, 13 avr. 2002
voire

Le règne du Même provoque en eux le culte exacerbé des qualités intimes, voire factices, qui les font être autres.

Alain Finkielkraut, L’ingratitude, Gallimard, p. 90.

David Farreny, 6 juin 2004
abattoirs

Quand furent promis à la destruction des abattoirs municipaux de pierre noire qu’elle trouvait beaux et où l’on retrouvait vaguement, en effet, le style d’un inconscient continuateur de Ledoux, ma mère tenta de les sauver. Elle échoua. Les abattoirs furent démolis. Elle en acquit pourtant les pierres. On inscrivit sur chacune un numéro à la craie pour les temps meilleurs qui permettraient la réédification, ailleurs, du monument. Ils ne sont pas venus. Les pierres, transportées à Montjuzet, y sont toujours, parmi les ronces. Les numéros sont effacés.

Renaud Camus, « lundi 28 avril 1980 », Journal d’un voyage en France, Hachette/P.O.L., p. 93.

David Farreny, 30 juil. 2005
lieu

La difficulté, que je pouvais pressentir, mais qui a surgi d’un coup avec une force renversante, poignante, c’est le sentiment de solitude absolue. J’ai beau me raisonner, me rappeler tous les propos que j’ai pu tenir aux uns et aux autres sur le plaisir réel que j’éprouvais à me sentir seul, je dois bien me rendre à l’évidence du mouvement de panique qui m’a traversé le corps, lundi soir, quand j’ai compris que je n’avais plus de lieu auquel me raccrocher, que j’avais rompu les amarres et ne pouvais en parler à personne, que je dérivais au hasard, balloté par des courants inconnus, entre livres d’occasion et objets perdus. La perte du lieu, c’est comme la perte d’un autre, du dernier autre, du fantôme qui vous accueille chez vous lorsque vous rentrez seul. Mardi et mercredi, j’ai eu des comportements erratiques. Mardi, j’ai couru place Saint-Sulpice voir les anciens collègues.

Marc Augé, Journal d’un S.D.F. Ethnofiction, Seuil, p. 45.

Cécile Carret, 27 fév. 2011
mécanismes

Un noir à se crever le tympan à force d’écouter. Il était souvent obligé de se lever. Pas d’autre bruit que le vent dans les arbres dépouillés et noircis. Il se levait et titubait dans cette froide obscurité autiste, les bras tendus devant lui pour trouver son équilibre tandis que les mécanismes vestibulaires faisaient leurs calculs dans son crâne. Une vieille histoire. Trouver la station verticale. Aucune chute qui ne soit précédée d’une inclinaison. Il entrait à grandes enjambées dans le néant, comptant les pas pour être sûr de pouvoir revenir. Yeux fermés, bras godillant. Verticale par rapport à quoi ? Une chose sans nom dans la nuit, filon ou matrice. Dont ils étaient lui et les étoiles un satellite commun. Comme le grand pendule dans sa rotonde transcrivant tout au long du jour les mouvements de l’univers dont on peut dire qu’il ne sait rien et qu’il doit connaître pourtant.

Cormac McCarthy, La route, L’Olivier, p. 29.

David Farreny, 18 mai 2011
boue

Je n’ai jamais pu comprendre comment l’égalité pouvait bien être compatible avec la morale. Dès lors que c’est de morale qu’il s’agit, et d’esthétique a fortiori — or ce sont là des champs qui constituent une proportion énorme du territoire de la pensée… —, l’égalité est absolument dépourvue de pertinence. Son domaine est purement politique. Elle est une invention toute politique, un défi intellectuel à l’observation et à la nature, une élaboration conceptuelle, très respectable, à ce titre, certes, un procédé, on serait tenté de dire un truc, pour avoir la paix. En tant que telle elle est d’ailleurs assez peu efficace, et son coût ontologique, dont la facture est présentée à l’humanité avec de plus en plus d’insistance, pourrait bien être supérieur à ses avantages pratiques, stratégiques, médiatiques.

Justement, pour parer à ses déficiences et la protéger des critiques philosophiques, ou tout simplement logiques, ses défenseurs la parent d’un socle ontologique, religieux ou métaphysique : les hommes, quels que soient leurs accomplissements, leur intelligence, leur droiture, leur élévation spirituelle (et bien entendu leur beauté, leur force, leur séduction, leur puissance, leur situation dans la vie), seraient égaux fondamentalement. Mais comment ne pas voir que ce fondement procède d’une conception du monde aussi archaïque que possible, humiliante pour l’homme, répressive au dernier degré ? C’est l’homme dans son néant qui est égal, dans son inanité, dans sa mortalité, dans son appartenance au limon : l’homme couché, l’homme gisant, l’homme du premier vagissement et l’homme du râle ultime. C’est seulement devant un Créateur ou au sein d’une Création dotés sur eux de toute-puissance que les êtres se valent, comme, au sein d’une monarchie absolue et de droit divin, tout le monde est égal devant le monarque. Il n’y a pas de conception plus décourageante, ni qui rende plus vaine l’idée de prendre sur soi : vous pouvez bien écrire le quintette de Schubert ou bâtir la cour des Myrtes, résister seul au Troisième Reich ou peindre L’Aurore aux doigts de rose à Louse Point, peu importe, vous serez toujours égal, égal, égal, c’est-à-dire rien, de la cendre, de la poussière, de la même boue que Kim Jong-il ou que le Pétomane.

Renaud Camus, « dimanche 8 août 2010 », Parti pris. Journal 2010, Fayard, pp. 323-324.

David Farreny, 24 juin 2011
éléments

À quelque distance de la ville, on peut rêver le désert, la solitude la plus absolue. Toutes les maisons disparaissent entre les collines qui les abritent, et l’on n’aperçoit que la mer, les montagnes et le ciel. Là règne le silence des lieux inhabités. Pas une voix humaine ne se fait entendre, pas un chant d’oiseau ne s’élève dans l’air, pas une feuille ne soupire. Tout est calme, repos, sommeil ; et si après avoir contemplé ce tableau oriental, on reporte ses regards sur cette terre si nue, sur ces landes rocailleuses qu’on a à ses pieds, on dirait que la nature a jeté là par grandes masses tous les éléments d’une création splendide, et ne s’est pas donné la peine d’achever son œuvre.

Xavier Marmier, Lettres sur le Nord, Delloye.

David Farreny, 21 avr. 2013
épilogues

À vrai dire, ma vie était criblée d’amis et de femmes perdus de vue. Certains avaient, sans doute, des choses réelles à me reprocher. D’autres s’étaient éloignés, tout simplement, sans même y penser, comme une planète s’éloigne d’une autre, emportée par d’imperceptibles gravitations. Dans la plupart des cas, ce n’est pas tant le manque de tel ou telle qui me troublait que tous ces vécus dévalués par leurs épilogues. J’aurais souhaité, dans mes relations, plus d’invariants. Certes, l’amitié et l’amour impliquent, je le sais, un échange entre deux êtres. Mais l’idée d’échanger a quelque chose de décevant. C’est une idée qui s’apparente trop à l’économie, pas assez à la foi. J’aurais sincèrement aimé connaître des liens sous un mode désintéressé et unilatéral. Mais la vie en société m’apparaissait rétrospectivement sous un jour atrocement contractuel.

Pierre Lamalattie, 121 curriculum vitæ pour un tombeau, L’Éditeur, pp. 65-66.

David Farreny, 20 fév. 2015
espèce

Faire un enfant pour voir. C’est ça la pulsion de fond, il n’y a pas d’autre raison. Un passage à l’acte qui épuise le sens de cet acte. On veut vérifier une hypothèse, même si on se doute que le résultat sera négatif. Personne ne croit que ça va ajouter quelque chose. Qu’on sera plus heureux, plus unis, plus comblés. Personne ne croit au fond que l’enfant sera meilleur que l’adulte. On liquide à chaque fois une hypothèse.

À hauteur d’individu, il n’y a pas de raison de faire un enfant. À hauteur d’espèce, il y a toutes les raisons. Mais est-ce que je suis l’espèce ? Est-ce que tu es l’espèce ? Est-ce que c’est l’espèce que j’aime en toi ? Ce que j’aime en toi, ce qui m’attire en toi, c’est ce qui t’extrait de l’espèce. Ce qui, comme une grâce, t’en absout. Et voilà qu’un jour tu mets en avant un instinct qui est le contraire de ce qui m’a attiré. Un instinct dont la cause est en dehors de ce que j’ai aimé.

Philippe Muray, « 28 février 1986 », Ultima necat (II), Les Belles Lettres, p. 30.

David Farreny, 28 fév. 2016

mot(s) :

auteur :

rechercher 🔍fermer