Il y a une nuit irrésistible au fond de l’homme. Chaque soir les femmes et les hommes s’endorment. Ils sombrent en elle comme si les ténèbres étaient un souvenir.
C’est un souvenir.
Les hommes croient parfois qu’ils s’approchent des femmes ; ils regardent l’expression de leur visage ; ils tendent leurs bras vers leurs épaules ; ils retournent vers leur corps chaque soir et ils se couchent contre leur flanc ; ils ne s’endorment pas davantage ; ils ne sont que les jouets de la nuit, menés en laisse par la scène invisible qui les a engendrés et qui porte son ombre partout et sur tout.
Pascal Quignard, Terrasse à Rome, Gallimard, p. 140.
L’après-midi sur la Dordogne contenait tant de bonheurs tangibles qu’il aurait été fou de rêver. Une profusion de biens sans maître avait été répandue sur ses rives, reflets, laisses de galets polis, bancs de sable fin soigneusement gaufré, barques, senteurs de menthe et de limon, grandes ombelles, verges d’or. La seule ombre au tableau était mon fait. Pareille richesse excédait tellement mon empan qu’à peine je l’aurais effleurée lorsque le moment viendrait, bientôt, de repartir.
Pierre Bergounioux, Univers préférables, Fata Morgana, p. 16.
Je connaissais bien entendu les inconvénients de la formule ; je savais que le désir s’émousse plus vite au sein d’un couple constitué. Mais il s’émousse de toute façon, c’est une loi de la vie ; et il est peut-être possible, alors, d’atteindre une union d’un autre ordre — beaucoup de personnes, quoi qu’il en soit, l’ont pensé.
Michel Houellebecq, Plateforme, Flammarion, pp. 187-188.
Nous eûmes bientôt descendu nos bagages, que nous laissâmes au milieu du salon le temps de faire nos adieux à Simone. […] Il l’embrassa, Kontcharski lui tendit une main, puis moi la mienne. Nous la remerciâmes chaudement. Nous la regardâmes, avant de nous détourner vers la porte, avec la sensation d’oublier quelque chose. Elle, peut-être. Elle nous accompagna jusqu’à la voiture, finalement, de sorte que nous refîmes nos adieux, toutes portières ouvertes, et que de nouveau nous la remerciâmes, à l’aide de « Merci encore » qui manquaient un peu de substance. Bientôt, nous fûmes partis.
Christian Oster, Trois hommes seuls, Minuit, p. 77.
je vis les noirs martinets
tourner dans un ciel d’orage
en criant criant mais n’est-
ce pas d’un sombre présage ?
au matin j’étais à Vienne
sur le Rhône un aigle noir
labourait l’air de ses pennes
pour revoir Montélimar
mais soudain il dériva
comme un cerf-volant qui casse
sa ficelle et s’en reva
vers de plus vastes espaces
William Cliff, « Montélimar », Immense existence, Gallimard, p. 41.
Il se blottissait contre elle le soir sur la natte. Ils regardaient la lune par la fenêtre. Elle restait froide, le dos tourné. Lui éprouvait un sentiment cotonneux, d’une mollesse épouvantable. Alors ils ne prononçaient plus un mot, et c’était comme si quelque chose de la mort, quelque chose du moins relevant de notre misère à tous, était venu rôder là sur leur natte et s’infiltrer dans l’interstice suave, trop suave, de leurs corps enlacés.
Julien Péluchon, Pop et Kok, Seuil, p. 37.
Le célibat. Boire. Qu’est-ce que la soûlographie ? Sinon une manière liquide de correspondre, grâce au vin, ou à l’alcool, à notre état naturel, qui est malheureux. Il faut qu’on parvienne à l’être-malheureux euphoriquement, superficiellement, pour pouvoir dire que sans le vin, tout irait bien.
Georges Perros, « Feuilles mortes », Papiers collés (3), Gallimard, p. 281.
Pour le chat, n’existe du mur que le faîte qui est aussi sa réfutation.
Éric Chevillard, « samedi 10 septembre 2016 », L’autofictif. 🔗
Toujours se dire, ce jour est mon dernier jour, cette heure est ma dernière heure, ce repas n’aura pas de suite, cette tumescence est ultime, cet ennui mortel ne reviendra pas, ce cerveau est sur le point d’être définitivement soulagé.
Jean-Pierre Georges, Jamais mieux, Tarabuste, p. 32.
Pendant plus de vingt-cinq ans je me suis intéressé passionnément à un problème que je considérais comme très important. Aujourd’hui, je reconnais mon erreur : je ne m’y intéressais pas parce que j’en avais reconnu l’importance ; mais, sans m’en douter, j’en affirmais l’importance parce que je m’en occupais. […]
L’importance réelle des problèmes ne peut pas être mesurée.
L’univers aura beaucoup moins d’importance quand je ne serai plus là.
Henri Roorda, « Dernières pensées avant de mourir », Mon suicide, Allia.