calcaire

Être en surplomb d’un chiot, toujours spontanément joueur, avec la décision ferme de l’abattre en visant la boîte crânienne ou la colonne vertébrale, il semble qu’il y ait alors une hésitation générale. Peut-être est-ce l’idée d’abréger une croissance ou le sentiment de détruire le chien lorsqu’il est encore inoffensif, tuer un chiot de ses propres mains peu s’y risquent. Déjà y songer ; personne n’y songe. Le chiot est trop dépourvu de défenses, il vomira un paquet de sang au premier choc qui devrait être fatal, tant il n’est encore que masse cartilagineuse, mal abrité dans un calcaire incertain, l’énergie manque pour se diriger vers lui.

Bernard Lamarche-Vadel, Vétérinaires, Gallimard, pp. 62-63.

David Farreny, 3 déc. 2002
sentir

Cela fait mal de vivre, mais de loin. Sentir n’a pas d’importance. Deux ou trois devantures s’allument.

Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité (1), Christian Bourgois, p. 97.

David Farreny, 9 fév. 2003
placide

Enfin, je me rappelle la satisfaction et la quiétude, je dirais presque le placide bonheur, que procure au milieu de la nuit la perception assourdie de la trépidation des machines et du froissement de l’eau par la coque ; comme si le mouvement faisait accéder à une sorte de stabilité d’une essence plus parfaite que l’immobilité ; laquelle, par contre, réveillant brusquement le dormeur à l’occasion d’une escale nocturne, suscite un sentiment d’insécurité et de malaise : impatience que le cours devenu naturel des choses ait été soudain compromis.

Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Plon, p. 65.

David Farreny, 29 nov. 2003
écorchées

Il y avait les ouvrages de géographie aux couleurs fallacieuses et suaves, les plaines roses et les monts outremer, les départements jaune soufre et les archipels de neige, un traité de mécanique en trois tomes illustré de gravures sur acier, pourvu de dépliants qui s’ouvraient, comme des ailes, sur des steamers en coupe et des locomotives écorchées, un volume d’anthropologie montrant les insulaires des Salomon et les nomades du Kalahari qui nourrissait mes lectures d’évasion, et puis les volumes aux plats ornés d’un buste de la République aux yeux étincelants, de drapeaux, d’astérisques aux branches aiguës, inégales, dorées, représentant des explosions.

Pierre Bergounioux, Le bois du Chapitre, Théodore Balmoral, pp. 21-22.

David Farreny, 21 oct. 2005
dilapidons

Asthénie profonde, noire, qui engendre des pensées désespérantes et que je m’explique mal. Nous sommes rentrés depuis une semaine. Je dors convenablement, ne souffre de rien, à ma connaissance. Et je sens, au réveil, que la nuit ne m’a pas livré l’habituel contingent de forces neuves qu’on trouve au seuil de la journée. Il faut en être privé pour découvrir que c’était, là encore, un des bienfaits sans nombre qui nous furent prodigués. La lucidité qui vient, avec l’âge, n’est jamais que le revers des pertes successives. Proust a dit ça : « Nos idées sont le succédané de nos chagrins. » C’est le déclin, la mort qui s’apprête, chaque jour, qui nous révèlent, après coup, l’étendue des richesses, la surabondance de biens qui nous sont alloués, à l’origine, et que nous dilapidons gaiement.

Pierre Bergounioux, « lundi 8 août 1994 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 459.

David Farreny, 12 déc. 2007
remanier

Les chambres des hôtels de congrès sont grandes et, dans les salles de bain, il y a des miroirs grossissants. Les congressistes y examinent la peau de leur visage et découvrent combien elle est impure. Ils se mettent à la nettoyer. Le soir, au premier cocktail, ils ont des taches rouges sur le nez, les joues et le front. Pour tout congressiste, la transpiration est un fardeau particulièrement gênant. Comme on se tient exclusivement dans des espaces clos, le corps n’est jamais vraiment à l’air. Une pellicule poisseuse recouvre le dos et la poitrine. La sueur a une odeur étrangère. On se douche chaque fois qu’on en trouve le temps. On est là, en caleçon, à regarder par sa fenêtre scellée les pistes d’atterrissage et les voies ferrées. Notre propre corps nous fait assez peu plaisir. Et puis ces chaussettes de congressiste ! Ces caleçons de congressiste ! Les cheveux sur notre crâne sont ternes. On peut voir à la télévision combien les jeunes dents sont bien ancrées dans les jeunes gencives. On peut y observer aussi des pénis luisants de jeunes hommes, comme ils sont enfoncés dans de juteux vagins de jeunes femmes, puis ressortis, renfoncés, ressortis, renfoncés, tandis que des gouttes tombent tout autour. Les congressistes relisent ce qu’ils ont préparé chez eux pour le dire ici. Ça leur paraît inadapté. La météo n’est pas telle qu’ils se l’étaient imaginée chez eux, l’hôtel non plus, rien dans leurs documents ne correspond à la réalité, il faudrait tout remanier.

Matthias Zschokke, Maurice à la poule, Zoé, pp. 236-237.

David Farreny, 11 mars 2010
choses

ces choses anciennes dont on ne parle plus

quelques-unes d’hier et d’autres

jetées dans les égouts avec les vieux mégots

— vécu jeté aux quatre vents

nous avançons ensemble, il fait hiver, il gèle

ensemble il nous faudra engendrer l’avenir

ensemble nous tendons la main, la Seine coule

que sommes-nous ? le vent m’emporte

n’êtes-vous que des fables comme tout ce qui a

été, oh ! choses à peine croyables, et pourtant

un temps viendra où moi je ne serai

qu’une fable une sorte absurde de secret

mythique, existence qui exista, où donc ?

en quel siècle ? la Seine coulait en ce pays

elle charriait encore des cadavres, des dieux

et quelques vieilles, vieilles superstitions étranges

Benjamin Fondane, « Au temps du poème », Le mal des fantômes, Verdier, p. 259.

David Farreny, 3 juil. 2013
fraîcheur

La grande valeur pratique des certitudes ne doit pas nous dissimuler leur fragilité théorique. Elles se flétrissent, elles vieillissent, tandis que les doutes gardent une fraîcheur inaltérable… Une croyance est liée à une époque ; les arguments que nous lui opposons et qui nous mettent dans l’impossibilité d’y adhérer bravent le temps, de sorte que cette croyance ne dure que grâce aux objections qui l’ont minée.

Emil Cioran, « La chute dans le temps », Œuvres, Gallimard, p. 566.

David Farreny, 28 fév. 2024
rougis

Moins je mens, plus je rougis.

Georges Perros, Papiers collés (1), Gallimard.

David Farreny, 28 fév. 2024

mot(s) :

auteur :

rechercher 🔍fermer