désavouée

À une époque, rien de ce que je pouvais entendre et voir ne m’était indifférent, quand bien même je recueillais un mot sur cinq, une vision sur cinq de tout ce qui retentissait à mes oreilles et à mes yeux. Maintenant que je suis coupé de l’univers, je subis le besoin de connaître le moment où cette aptitude à éprouver le flot de la vie s’est éteinte au centre de ma personne. Non pour appréhender la déperdition infligée à ladite personne par ce rétrécissement, mais sous l’influence d’un pur besoin de date. Afin de penser : « La rétractation s’est produite à tel âge, oui, à compter de tel jour mon existence s’est désavouée. »

François Rosset, Froideur, Michalon, p. 148.

David Farreny, 15 nov. 2002
récupérer

Comme l’amour de l’Auvergne — de l’Auvergne que j’aime et qui n’existe plus qu’à peine, probablement —, l’amour de l’Écosse est un amour masochiste, un amour méchant envers celui qui l’éprouve, un amour boudeur envers le monde. Pense-t-on qu’on pourrait être heureux, dans ces solitudes revêches, au détestable climat ? Une bonne part de leur incomparable beauté vient de leur éloignement, de leur difficulté d’accès, du défi qu’il y a à être là, qu’il y aurait à vivre là malgré l’éloignement, malgré le temps, malgré le temps. Habiter au fin fond du Perthshire, de l’Invernesshire ou du Sutherland, c’est hurler au siècle qu’on lui refuse notre présence, hurler au plaisir qu’on entend se passer de lui, beugler à la douceur de vivre qu’en ce qui nous concerne elle peut se rhabiller. Or il faut croire que quelque chose en moi aspire farouchement à cette emphase dans l’inappartenance, car si je contemple une photographie du loch Coulin et la silhouette minuscule de Coulin Lodge, au fond du lac et sous la masse neigeuse du Ben Eighe Mhor, je me sens me quitter et m’engouffrer dans l’image, et des heures se passent avant que je puisse me récupérer, ne serait-ce que pour dormir à mes côtés.

Renaud Camus, « jeudi 23 août 2001 », Sommeil de personne. Journal 2001, Fayard, pp. 415-416.

David Farreny, 17 mai 2004
indifférence

Mais qu’est-ce que cette sagesse, sinon l’usure de nos sentiments, et le refroidissement de notre ferveur ? La présence en nous d’une plus grande quantité de la sottise du monde (nous en absorbons un peu plus chaque année, sans doute) et l’acquisition de ce fonds d’indifférence, qui n’est qu’un fonds d’imbécillité ?

Valery Larbaud, « Journal intime de A.O. Barnabooth », Œuvres, Gallimard, p. 103.

David Farreny, 24 avr. 2007
défaut

Veuillez ne pas régler mon visage

Le défaut est en moi

Ma bouche est une forêt après l’incendie

Mon cœur un petit squelette de poisson

Elles sont belles ces cicatrices

C’est mon visage

La mort est le récit de la mort

La tête qui tombe de la guillotine pense

«  Ce n’est qu’un instant  »

L’animal blessé fuit et la mort court à ses côtés

Ensuite c’est la monotonie intense

Tel un disque rayé

rayé

rayé

Jerzy Skolimowski.

David Farreny, 15 fév. 2010
cliquetis

Un instant encore, elle s’est tenue devant la porte, les yeux perdus dans la cuisine encombrée de bagages puis elle s’est éloignée avec le cliquetis que font les ongles des chiens, sur le ciment, et je l’ai perdue de vue.

Pierre Bergounioux, Chasseur à la manque, Gallimard, p. 16.

Cécile Carret, 14 avr. 2010
échapper

On m’a raconté que, de l’instant où j’ai eu l’usage de l’alphabet, la moindre sortie tournait au cauchemar. Pas moyen de m’arracher au laborieux déchiffrement des inscriptions moulées dans les plaques d’égout – Fonderie Puydebois, ça m’est resté – ou peintes sur de petits écriteaux en tôle émaillée, fichés dans l’herbe du parc. Ils stipulaient qu’il était interdit de marcher sur la pelouse, que les chiens devaient être tenus en laisse et les papiers jetés dans les corbeilles « ad hoc ». Il paraît que ça n’allait plus du tout. Impossible de m’entraîner. Je butais sur « ad hoc ». Il y avait une faute ou alors, contrairement à ce que j’avais cru, l’écrit continuait de m’échapper. Quelqu’un, qui n’était pas plus avancé que moi, a déclaré que c’était de l’américain et j’ai consenti à repartir, à regret.

Pierre Bergounioux, Chasseur à la manque, Gallimard, p. 28.

Cécile Carret, 14 avr. 2010
rien

Dès ce premier jour, j’ai donc apporté à Duch une cinquantaine de pages : sur chacune, j’avais copié un slogan de l’Angkar. Je lui ai demandé d’en retenir un seul. Certains sont menaçants ; d’autres énigmatiques ou d’une froide poésie. Il a mis ses lunettes, et a parcouru l’ensemble. Il semblait hésiter. Puis il a posé sa main sur une page et a lu doucement : « À te garder, on ne gagne rien. À t’éliminer, on ne perd rien. » Il a regardé au plafond : « C’est une phrase importante. Une phrase très profonde. Ce slogan vient du Comité central. » Puis il a ajouté : « Vous avez oublié un slogan encore plus important : la dette de sang doit être remboursée par le sang. » J’étais surpris : « Pourquoi celui-ci ? Pourquoi pas un slogan plus idéologique ? » Duch m’a fixé : « Monsieur Rithy, les Khmers rouges, c’est l’élimination. L’homme n’a droit à rien. »

Rithy Panh, L’élimination, Grasset, p. 98.

Cécile Carret, 7 fév. 2012
double

Röskilde. La cathédrale de briques sans grâce est le Saint-Denis du Danemark, avec ses gisants de pierre attroupés, dont le nom même est depuis longtemps silence (le Danemark, par une singulière fortune, n’a eu qu’un roi et qui n’a pas régné : Hamlet). Tout autour, le silence nordique des rues et des ruelles, fané et sédatif — plus engourdissant que celui de la Hollande — qui est celui des franges du monde habité : malgré la nécropole royale toute proche, on sent que le charroi brutal de l’Histoire n’a jamais éveillé cette calme et végétale bourgade : elle n’écoute que le vent bruissant qui remonte le fjord plat et passe sur les prés d’un vert cru, les cris des oiseaux de mer au-dessus de l’herbe, le carillon austère et luthérien qui tombe d’heure en heure des clochers. Il n’y a rien à chercher, rien à prendre à Röskilde : respirons une seconde le vent acide, hivernal encore en avril, qui souffle du Belt, arrêtons-nous quelques minutes à la pâtisserie, confortable et somnolente, pour manger un gâteau danois à la crème danoise, qui est une crème double, et partons — puisque nous n’avons pas assez de temps pour le seul, simple et profond plaisir que promet la ville et qui aurait été non pas d’y vivre, mais d’y dormir ; d’y dormir une vraie nuit danoise : une nuit double.

Julien Gracq, Lettrines (II), José Corti, pp. 241-242.

David Farreny, 20 oct. 2014
délivre

Des corrélations entre topos et macrotopos

Des éléments suprasegmentaux,

Délivre-nous, Seigneur.

[…]

Du vocoïde,

Du vocoïde nasal pur ou sans occlusion consonantique,

Du vocoïde bas et du semi-vocoïde homorganique,

Délivre-nous, Seigneur.

[…]

Du programme épistémologique dans l’œuvre,

De la dimension épistémologique et de la dimension dialogique,

Du substrat acoustique du culminateur,

Des systèmes générativement compatibles,

Délivre-nous, Seigneur.

[…]

Des apparitions de Chomsky, de Mehler, de Perchonock

De Saussure, Cassirer, Troubetzkoy, Althusser

De Zolkiewsky, Jacobson, Barthes, Derrida, Todorov

De Greimas, Fodor, Chao, Lacan et caterva

Délivre-nous, Seigneur.

Carlos Drummond de Andrade, Exorcisme.

David Farreny, 25 nov. 2014

mot(s) :

auteur :

rechercher 🔍fermer