raison

L’absence de société des lettrés allemands, leur vie retirée et inlassablement studieuse, leur vie de cabinet, ne rendent pas seulement leurs opinions et leurs pensées indépendantes des hommes (ou des opinions d’autrui), mais des choses mêmes. C’est ainsi que leurs théories, leurs systèmes, leurs philosophies (à quelque genre qu’ils appartiennent : politique, littéraire, métaphysique, moral et même physique) sont pour la plupart des poèmes de la raison.

Giacomo Leopardi, Zibaldone, Le Temps Qu’il Fait.

David Farreny, 23 mars 2002
sale

Et tout le temps que durerait son long retour, quatorze stations et deux changements, le métro lui paraîtrait plus sale, plus déprimant que jamais, quel que fût le zèle des services de nettoiement. On sait bien qu’au départ, point d’histoire, le carrelage immaculé du réseau, calqué sur celui des cliniques, avait pour but d’affaiblir sinon d’annuler les idées inquiétantes injectées par la profondeur — obscurité, moiteur, miasmes, humidité, maladies, épidémies, effondrements, rats — en déguisant ce terrier en impeccable salle de bains. Sauf qu’on aboutissait à l’effet inverse. Car il existe une malédiction des salles de bains. Une salle de bain un peu sale a toujours l’air plus sale que n’importe quelle non-salle de bains beaucoup plus sale. C’est qu’il suffit d’un rien sur une étendue blanche, banquise ou drap, d’un minuscule détail suspect pour que tout vire, comme il suffit d’une mouche pour que tout le sucrier soit en deuil. Rien n’est triste comme un cerne entre deux carreaux blancs, comme du noir sous les ongles, du tartre sur les dents. Rentré chez lui, Max n’aurait même plus à cœur d’aller prendre une douche.

Jean Echenoz, Au piano, Minuit, p. 76.

Guillaume Colnot, 16 juil. 2003
qui

Ce volcan nu et rouge domine avec deux ou trois autres une vaste cheire tout en bruyères. Mes parents ont délivré là un pauvre chien attaché par un nœud coulant à un arbuste : à peine libéré, il a filé à toutes jambes vers le maître qui probablement avait voulu s’en débarrasser. Nous avons vu, un soir d’hiver, un albinos aux longs cheveux sortir d’un buisson ; il nous a regardés de ses yeux flamboyants et il a disparu dans la nuit. Ces parages étaient jadis déserts. Ils sont maintenant, je le crains, sillonnés de chemins et ponctués de signaux. Qui veut d’une lande balisée ?

Renaud Camus, « lundi 5 mai 1980 », Journal d’un voyage en France, Hachette/P.O.L., p. 154.

Guillaume Colnot, 13 mars 2004
droit

Un homme qui est né dans un monde déjà occupé, s’il ne lui est pas possible d’obtenir de ses parents les subsistances qu’il peut justement leur demander, et si la société n’a nul besoin de son travail, n’a aucun droit de réclamer la moindre part de nourriture et, en réalité, il est de trop. Au grand banquet de la nature, il n’y a point de couvert disponible pour lui ; elle lui ordonne de s’en aller, et elle ne tardera pas elle-même à mettre son ordre à exécution, s’il ne peut recourir à la compassion de quelques convives du banquet. Si ceux-ci se serrent pour lui faire face, d’autres intrus se présentent aussitôt, réclamant les mêmes faveurs. La nouvelle qu’il y a des aliments pour tous ceux qui arrivent remplit la salle de nombreux postulants. L’ordre et l’harmonie du festin sont troublés, l’abondance qui régnait précédemment se change en disette, et la joie des convives est anéantie par le spectacle de la misère et de la pénurie qui sévissent dans toutes les parties de la salle, et par les clameurs importunées de ceux qui sont, à juste titre, furieux de ne pas trouver les aliments qu’on leur avait fait espérer.

Thomas Malthus, « Apologue du banquet », Essai sur le principe de population.

David Farreny, 27 mars 2007
discordance

À aucune autre époque l’opposition ou la simple objection à l’idéologie dominante n’a été à ce point niée. Jadis le pouvoir idéologique en place combattait ses adversaires, et rudement, bien entendu ; mais il ne les réduisait pas à la non-existence. Parmi nous, tout ce qui ne témoigne pas sa soumission à la pensée régnante est frappé d’invisibilité : vous pouvez marcher dans la rue, vous pouvez mener une vie à peu près normale, vous pouvez même publier des livres, eux et vous êtes totalement transparents — c’est comme si vous n’existiez pas.

Dans les mythes traditionnels et dans leurs adaptations modernes, l’invisibilité est en général envisagée positivement. Elle est un don précieux. On envisage moins qu’elle puisse être une malédiction, ce qui est pourtant bel et bien le cas. J’ai déjà parlé de mon remords à propos d’un jeu idiot auquel je m’étais livré avec un ou deux enfants que je prétendais ne pas voir et ne pas entendre, et chercher partout alors que nous étions dans la même pièce : au bout de deux ou trois minutes, ils étaient en larmes et hurlaient.

Arnaud “C’est-vrai-que” Laporte et ses affidés, qui présentent à midi l’émission “Tout arrive”, exposent les principes de fonctionnement du système d’inclusion et d’exclusion avec une candeur charmante et, je crois, sans précédent. De presque tous leurs invités ils disent, et surtout Laporte lui-même, quotidiennement, qu’ils « les aiment beaucoup », qu’« on les aime beaucoup », que « ça faisait longtemps qu’on voulait les recevoir parce qu’on les aime beaucoup », que « c’est vrai qu’on trouvait que ça faisait vraiment longtemps qu’on les avait pas reçus, parce que c’est vrai qu’on les adore ». Très ouvertement, très officiellement, en s’en targuant, ils invitent et réinvitent indéfiniment ceux qu’« ils aiment beaucoup ». L’idée qu’ils puissent ou même qu’ils doivent inviter ceux qu’« ils n’aiment pas beaucoup » (c’est-à-dire qui ne penseraient pas exactement comme eux) ne les effleure pas une seconde. Ils ne sont pas là pour ça. Ce n’est pas leur métier.

Aucune époque n’a résolu avec autant de simplicité, d’élégance et surtout de bonne conscience le problème éternel de la discordance. Quelle discordance ? Je pense à mes chiens Horla et Hapax qui chacun, lorsqu’il trouvait que l’autre recevait ou risquait de recevoir trop d’attention, s’asseyait sur lui.

Renaud Camus, « mardi 29 avril 2008 », Au nom de Vancouver. Journal 2008, Fayard, pp. 169-170.

David Farreny, 16 juin 2010
homologue

En regagnant la voiture, sur la place de la mairie, nous croisons un ouvrier à la retraite, qu’il invite à passer aux forges, pour m’éclairer. Nous nous retrouvons un instant plus tard, dans la cour. Fortement stigmatisé, ancien alcoolique, visage rouge, cheveu long et gras, moulé en « banane » de rocker, blouson de cuir noir étriqué. A passé dix ans en prison pour homicide volontaire, au couteau, sous l’emprise de l’alcool. Fait du cinéma amateur. Me montre des affichettes présentant ses films, des photos de sa femme, qui lui est homologue, et de son fils, jeune, encore intact, l’image de ce dernier inscrite dans un cache en forme de cœur. Avec ça, volubile, hypernerveux, inquiet, encombré d’un être-pour-autrui volumineux, patrouillant sur la frontière, à la différence, par exemple, du fils de Mme C*, à peu près hermétiquement clos de ce côté-là. Je l’interroge, quoique je n’attende pas grand-chose de cette conversation. Il travaillait, lui aussi, au redressage à froid. Refusait de servir la presse à faire les « soies » et le laminoir, trop éprouvants. Il est petit et grêle.

Pierre Bergounioux, « mercredi 14 février 2001 », Carnet de notes (2001-2010), Verdier, p. 30.

David Farreny, 19 janv. 2012
filiation

Les vieux amis de monsieur Songe sont célibataires et comme lui toute leur vie n’ont parlé que de leurs neveux. Dans l’esprit de monsieur Songe c’est la seule filiation. Au point qu’il n’imagine même pas que les neveux de ses amis et leurs petits-neveux puissent être mariés. Il se dit donc mais alors il n’y aura pas de dames ? Il nous en faut. Où les trouver ?

Monsieur Songe note trouver dames.

Robert Pinget, Monsieur Songe, Minuit, p. 90.

Cécile Carret, 8 déc. 2013
s’éternise

Il faut aimer les livres, ainsi que je le fais, naïvement, pour imaginer que l’âme s’éternise parmi nous grâce aux mots ; elle n’a jamais été que là, en eux, et quand ils se taisent, la voilà qui meurt à jamais.

Thierry Laget, Provinces, L’Arbre vengeur, p. 41.

David Farreny, 20 juil. 2014
altérité

Nos semblables ? Et en effet, certains le sont et ne le sont que trop, car après un premier mouvement de rapprochement fraternel, ces similitudes incontestables nous pèsent, nous écœurent, il n’est jamais agréable d’être l’un des termes d’un pléonasme. Mais les autres… leur bouche pleine de dents, leur ventre obscur, leurs gestes incompréhensibles, leurs propos insensés… la profonde et terrifiante énigme de l’altérité…

Éric Chevillard, « mardi 6 mai 2014 », L’autofictif. 🔗

Cécile Carret, 12 sept. 2014
ordre

Si l’on écarte l’origine mythique de la notion de monde, on s’aperçoit qu’elle procède de la longue habitude des humains d’observer la régularité de quelques phénomènes naturels tels que, par exemple, la rotation des planètes, le cycle des saisons, l’alternance du jour et de la nuit, la succession de la vie et de la mort, etc. Or non seulement la perception répétée de ces faits imprime en leur imagination la tenace illusion d’un ordre universel, mais elle les détourne de la cruelle perception du hasard qui tantôt unit les conditions pour qu’une chose existe, tantôt les désunit pour qu’elle n’existe plus ou, tantôt encore, ne les réunit pas pour qu’elle n’existe jamais. À cause du hasard, une chose est ou n’est pas. À cause du hasard, le monde est impossible. De vastes systèmes de phénomènes en interaction apparaissent sans doute dans l’univers, mais cela n’engendre ou n’implique ni équilibre ni stabilité. Puis, donc, que le hasard produit et détruit ou, aussi bien, ne produit pas, comment le définir autrement que comme la pire des causes – causarum pessima ? Mais l’hallucination cosmique est si puissante que, dès qu’un événement jugé inhabituel intervient dans l’univers, au lieu de le considérer dans sa normale contingence, les humains s’empressent d’y voir une exception qui confirme une règle ou une loi : une catastrophe, ou un miracle, relève forcément d’un pourquoi – une cause – et d’un pour quoi – une finalité. Quand un Bergson, venant au renfort de cette superstition populaire, déclare que « le désordre n’est qu’un cas particulier de l’ordre », cela témoigne bien de la force avec laquelle s’exprime le refus de constater et d’admettre le contraire : que l’ordre n’est qu’une forme accidentelle et, même, miraculeuse, du désordre. Et quand les humains, en dépit de l’évidence, s’obstinent à nier le caractère aléatoire de la régularité des phénomènes, cela trahit leur impuissance à se délivrer de l’angoisse de vivre dans le chaos. Un cosmos, tel qu’ils l’imaginent, existerait, ils ignoreraient la crainte comme l’espérance et ne s’adonneraient ni à la religion, ni à la métaphysique – ni à la politique –, expressions de leur désir malheureux de monde, ou, dirait Freud, de leur narcissisme brisé sur les épreuves de la réalité.

Frédéric Schiffter, « Le monde comme désir et comme illusion », Le philosophe sans qualités, Flammarion.

David Farreny, 26 mai 2024

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