élusif

Ce livre-ci, ce petit livre, qui te doit de vivre un laps, si présentement tu le tiens entre tes mains, élusif lecteur (mais ton présent n’est pas le mien, il n’est même, tout au contraire, que l’un des moments de mon absence), ce livre écrit à temps perdu le long des années, durant quelques après-midi d’une saison lointaine, une ou deux matinées d’un autre été, tel soir d’un hiver en allé, il est tout creusé d’inexistence, de néant, de silence et d’oubli : simples arches jetées, sans que toujours elles se rejoignent, sur le vide des ans ; simples piliers même, éventuellement, et d’une stabilité douteuse, peut-être, et qui tous n’ont pas reçu leurs chapiteaux historiés ; simples traces sur le sol de papier, en palimpseste entre les cinéraires.

Renaud Camus, Élégies pour quelques-uns, P.O.L., p. 72.

David Farreny, 13 avr. 2002
invasion

Je trouve qu’un travail, ça doit rester purement alimentaire, sinon c’est l’invasion. Le type qui prend son travail à cœur, qui adore ce qu’il fait pour gagner sa vie, il est foutu, il n’a plus envie de rien faire d’autre que de gagner sa vie. Il ne peut plus aller dans les bars, lire des tas de livres, parler et baiser avec sa fiancée, jouer aux courses. Il s’intéresse à son travail. Il est foutu.

Philippe Jaenada, La grande à bouche molle, Julliard, pp. 10-11.

David Farreny, 14 avr. 2002
voici

Ma vie est faite. Voici l’ubac.

Pierre Bergounioux, « jeudi 25 mai 1989 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 795.

David Farreny, 20 avr. 2006
orientation

Celui qui a cru être ne fut qu’une orientation. Dans une autre perspective sa vie est nulle.

Henri Michaux, « Poteaux d’angle », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 1064.

David Farreny, 7 août 2006
dialoguer

— Mais pourquoi tu es agressif comme ça ? me répond-on. J’accumule les maladresses, je serais un fâcheux pédagogue. Je participe mal aux conversations de chez nous, surtout intellectuelles ou qui l’imitent (parce qu’en plus ça s’imite : la grenouille qui se fait crapaud, la peste qui devient vérole). Toute chose que je dis devant quelqu’un se met aussitôt en orbite autour de son nombril et, pour me répondre, c’est à cette gravitation que mon interlocuteur réagit. Il ne conçoit pas la chose que je nomme, serait-ce un pauvre hareng saur : il contemple seulement le paysage de lui-même que crée la nouvelle lune que j’ai lancée. Et, selon la lumière qu’elle donne à son nombril, il approuve, critique, retouche ou, le plus souvent, élimine : la lune tombe. Son nombril est triste, je ne sais pas dialoguer.

Tony Duvert, Journal d’un innocent, Minuit, p. 61.

Cécile Carret, 6 déc. 2008
lessives

Paysage ravissant parcouru de canaux innombrables, surélevés et invisibles. Des voiliers en régate ou de grosses barques de pêche y naviguent. Leurs coques sont cachées par les talus latéraux, on aperçoit les voiles rouges, noires et blanches qui passent en plein champ à mi-hauteur des arbres et des clochers et décorent les prés comme d’immenses lessives.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 39.

Cécile Carret, 17 juin 2012
bougé

Les vaches n’ont pas l’air d’avoir tellement bougé, à moins qu’après avoir effectué dans notre dos un ballet frénétique, en nous voyant revenir elles aient sagement repris leur position initiale.

Jean Echenoz, « Caprice de la reine », Caprice de la reine, Minuit, p. 25.

Cécile Carret, 26 avr. 2014
plutôt

Tout le jour, j’avais échappé à sa traque obstinée. Mais là, je n’en pouvais plus. En trois bonds, le lion fut sur moi. Il me fit rouler au sol d’un coup de patte et, comme il s’apprêtait à refermer ses crocs sur ma gorge, je lui montrai le soleil qui se couchait derrière les hautes herbes :

– Ce n’est pas plutôt l’heure où vous allez boire ?

Éric Chevillard, « lundi 9 juin 2014 », L’autofictif. 🔗

Cécile Carret, 12 sept. 2014
spectateur

Le pessimiste est un spectateur. L’optimiste, un spectacle.

Jaime Fernández.

David Farreny, 26 fév. 2024
dénouement

Pour freiner l’expansion d’un animal taré, l’urgence de fléaux artificiels qui remplaceraient avantageusement les naturels se fait sentir de plus en plus et séduit, à des degrés divers, tout le monde. La Fin gagne du terrain. On ne peut sortir dans la rue, regarder les gueules, échanger des propos, entendre un grondement quelconque, sans se dire que l’heure est proche, même si elle ne doit sonner que dans un siècle ou dix. Un air de dénouement rehausse le moindre geste, le spectacle le plus banal, l’incident le plus stupide, et il faut être rebelle à l’Inévitable pour ne pas s’en apercevoir.

Emil Cioran, « Écartèlement », Œuvres, Gallimard, p. 923.

David Farreny, 3 mars 2024

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