manière

Comment dire cela ? Il aurait fallu une manière accidentée que je ne possède pas, faite de surprises, de coq-à-l’âne, d’aperçus en un instant, de rebondissements et d’incidences, un style instable, tobogganant et babouin.

Henri Michaux, « Misérable miracle », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 620.

David Farreny, 24 août 2003
lieu

C’est curieux, malgré tout : jadis, « elle aimait la toilette », comme disait sa tante La Bohal ; lui adorait cette expression, il s’en souvient. « Et elle la porte à merveille ! » À merveille. Et aujourd’hui encore, si elle voulait, si elle pouvait : mince, donc, assez haute taille, les cheveux courts, ce beau visage un peu long, un peu maigre, où l’orbite du regard fait au-dessus des paupières une zone que l’ombre investit plus profond, certains soirs ; et cette ombre en arrière de ses cils, c’est le lieu même de la tendresse qu’il a pour elle, songe-t-il, quand il y songe.

Renaud Camus, L’épuisant désir de ces choses, P.O.L., p. 21.

David Farreny, 29 janv. 2006
personne

La catégorie de personne a le pouvoir de souder dans un temps commun le nouveau-né au vieillard. Et, même si l’on a tout oublié, si l’on a été l’objet d’une transformation radicale de la conscience, la catégorie de personne nous contraint à être les mêmes jusqu’à notre mort.

Jusqu’à l’essor des biotechnologies, les règles de subjectivation renvoyaient aux conditions langagières et médicales standardisées, extérieures au droit, que celui-ci devait, en quelque sorte, constater. Être né viable, ne pas être mort, avoir un corps étaient, dans une très large mesure, des évidences sensibles, faisant l’objet de conventions langagières certes variables, mais non juridiques. Les technologies de la vie ont poussé le droit à briser les conventions sur lesquelles s’appuyaient les règles de subjectivation. L’essor de la greffe a été à l’origine de la création d’une nouvelle forme de mort, la mort cérébrale, construction juridique qui permet de déclarer morts des êtres humains qui sont encore vivants. Et puis, lorsque les biotechnologies ont octroyé au matériau humain une valeur médicale croissante à chaque stade du développement de l’être humain, il a fallu étendre l’artificialisation de la vie par le droit. L’hypothèse de la greffe totale fait vaciller tout support corporel à l’identité personnelle, et le droit intervient non plus seulement pour organiser les pratiques médicales, mais aussi pour créer des conventions langagières communes nous permettant de nous entendre dans un monde si extravagant. Ainsi, le droit a dû établir à quelles conditions la catégorie de personne pouvait unifier l’existence biologique d’un individu empirique ; alors, son corps, comme on l’a vu, pouvait être soumis à un rapiècement et à une circulation maximale.

Marcela Iacub, Penser les droits de la naissance, P.U.F., p. 113.

David Farreny, 3 août 2006
vaurien

De tous mes pensionnaires, le cancrelat est le plus inoffensif et le plus irritant. Le cancrelat est un vaurien. Il n’a aucune tenue dans ce monde ni dans l’autre. Plutôt qu’une créature c’est un brouillon. Depuis le pliocène il n’a rien fait pour s’améliorer. Ne parlons pas de sa couleur de tabac chiqué pour laquelle la nature ne s’était vraiment pas mise en frais. Mais ces évolutions erratiques, sans aucun projet décelable ! ce port de casque subalterne et furtif, cette couardise au moment du trépas !

Nicolas Bouvier, Le poisson-scorpion, Payot, p. 103.

Élisabeth Mazeron, 23 avr. 2008
anachronisme

Le sot est celui qui pense après nous et avec effort une pensée que nous avons déjà eue sans difficulté et qui est astreint par là à faire son avenir avec nos restes, avec notre passé. Dès lors, c’est nous qui limitons sa pensée, puisque nous savons où elle va et quel arrêt momentané elle s’imposera, puisque nous connaissons en détail et par nécessité tous les relais qu’elle va trouver. Son invention est en même temps répétition, son avenir est en même temps passé. Je dis : pour nous. Car nous ne nions point que le sot n’invente, ne dévoile, ne découvre. Mais ces différents processus d’une pensée libre ne sont plus rien pour nous que des répétitions. […] Nous en connaissons les tenants et les aboutissants, nous la jugeons, la dépassons, en modifions par notre existence même perpétuellement le sens. En sorte que l’activité présente du sot, identique à la nôtre, est à la fois totalement invention et totalement périmée, totalement pour-soi et totalement en-soi figé. Cela va plus loin, car on pense que le sot ignore qu’il est sot. On lie donc ici sottise et ignorance : on s’amuse du sot qui croit à la validité de son effort libre, qui compte sur lui, met en lui sa dignité, s’effraye du résultat de son effort (faute de le voir encore) alors qu’il est en fait un pur anachronisme qui enfonce des portes ouvertes. Il y a donc au cœur de la conscience sotte une perpétuelle mystification, un perpétuel mensonge, une ignorance profonde. Le sot est dupe, sa conscience est truquée ; il croit être homme quand il n’est que nature, il croit agir quand il est entre parenthèses et qu’il se bat contre des difficultés déjà tombées hors du monde ; il croit être mon contemporain alors qu’il est tombé hors de mon temps, qu’il retarde, comme on dit. Ainsi pense l’homme « intelligent », sot en ceci qu’il ne voit pas que la sottise vient au sot par Autrui.

Jean-Paul Sartre, Cahiers pour une morale, Gallimard, pp. 320-321.

David Farreny, 14 déc. 2008
brut

Immédiateté de la sensation, globalité aussi. Ne pas trop chercher d’équivalence par ce « tourniquet de la plume » dont parlait Reverdy. Trop lent. Poser au plus court la sensation, de manière très grossière, et laisser travailler la mémoire du lecteur. Pour exemple, « l’odeur du jardin après la pluie ». Si j’élabore davantage, je vais tomber dans l’exercice littéraire ; l’odeur brusque, puissante, du jardin se dilue en mots qui tentent de la décrire, plus ou moins habilement. On aboutit à un texte et non plus au jardin (vers Ponge ?) alors que le but visé était bien de confronter brusquement, maintenant, le lecteur à cette odeur de pluie. De le faire en quelque sorte passer dans cette odeur, rien de plus. Sitôt que je décris, je construis littérairement une expérience, alors que je l’ai vécue sans recul. Voilà ce qui m’énerve. Je sais l’amertume d’une bière, je sais que le lecteur la connaît aussi, et mon but n’est pas de faire de cette amertume un objet poétique en soi. J’ai seulement besoin, à ce moment du poème, de traverser ce goût. Rester brut, donc. En ce sens ma poésie n’est pas vraiment descriptive, même si elle est nourrie de sensations ; elle intègre seulement les bouts de réel nécessaires pour activer une situation, une expérience, un vivre.

Antoine Émaz, Lichen, encore, Rehauts, p. 64.

Cécile Carret, 4 mars 2010
caducité

La caractéristique décisive de ce monde est sa caducité. En ce sens, les siècles n’ont pas d’avantage sur l’instant présent. La continuité de cette caducité ne peut donc fournir aucune consolation, le fait qu’une vie nouvelle fleurit sur les ruines prouve moins la ténacité de la vie que celle de la mort. Si je veux lutter contre ce monde, il me faut donc l’attaquer dans sa caractéristique décisive, c’est-à-dire dans sa caducité.

Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 477.

David Farreny, 8 nov. 2012
capable

Il n’a jamais prétendu être un génie, de toute façon, il n’y voit pas même une question, fadaises et billevesées. Le génie se fabrique, ou se libère peu à peu, à l’instinct. N’importe qui peut peindre, n’importe qui devrait prendre la liberté de peindre, parmi ceux qui en ont les moyens matériels, le monde irait moins mal, il y faut bien sûr un minimum de talent, de la dextérité, une intelligence sensible, des pinceaux et des tubes de couleur si l’on va par là, mais le plus important est ailleurs. La difficulté n’est pas d’avoir reçu ou non il ne sait quel don d’il ne sait quel ciel, rodomontades, la difficulté est de ne pas se laisser entraver par ce qui limite l’écrasante majorité des individus et même des artistes, non seulement l’abrutissement ordinaire et le confort soporifique, mais aussi bien la complaisance et le bon goût, l’effroi et la demi-mesure, plus encore la raison raisonnante qui menace toujours d’arraisonner, de provoquer la censure de son propre geste, coupant de l’intuition et donc de l’instinct qui est premier et qui doit le rester, cela aussi Proust l’affirmera sous peu, précisant qu’en matière d’art et de création « cette infériorité de l’intelligence, c’est tout de même à l’intelligence qu’il faut demander de l’établir. Car si l’intelligence n’a dans la hiérarchie des vertus que la seconde place, il n’y a qu’elle qui soit capable de proclamer que l’instinct doit occuper la première. »

Bertrand Leclair, Le vertige danois de Paul Gauguin, Actes Sud, p. 19.

Cécile Carret, 9 mars 2014

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