chagrin

À force de vivre enfermé, enfoncé dans ma mémoire et mes pensées, le « monde » agit sur moi avec une force exagérée, dérangeante. Je redécouvre les hommes tels qu’ils sont et non tels qu’ils devraient être, comme on disait. Ça va même un peu plus loin. Il me semble percer, malgré moi, jusqu’à la « nihilité de notre condition ». Je pense à Faulkner : « Entre le chagrin et le néant, j’ai choisi le chagrin. » Et en même temps, c’est comme si je regardais de derrière une vitre.

Pierre Bergounioux, « dimanche 21 octobre 1984 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 347.

David Farreny, 25 mars 2006
orientation

Celui qui a cru être ne fut qu’une orientation. Dans une autre perspective sa vie est nulle.

Henri Michaux, « Poteaux d’angle », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 1064.

David Farreny, 7 août 2006
mesure

Sur Internet il suffisait d’inscrire un mot clé pour voir déferler des milliers de « sites », livrant en désordre des bouts de phrases et des bribes de textes qui nous aspiraient vers d’autres dans un jeu de piste excitant, une trouvaille relancée à l’infini de ce qu’on ne cherchait pas. Il semblait qu’on pouvait s’emparer de la totalité des connaissances, entrer dans la multiplicité des points de vue jetés sur les blogs dans une langue neuve et brutale. S’informer sur les symptômes du cancer de la gorge, la recette de la moussaka, l’âge de Catherine Deneuve, la météo à Osaka, la culture des hortensias et du cannabis, l’influence des Nippons sur le développement de la Chine, — jouer au poker, enregistrer des films et des disques, tout acheter, des souris blanches et des revolvers, du Viagra et des godes, tout vendre et revendre. Discuter avec des inconnus, insulter, draguer, s’inventer. Les autres étaient désincarnés, sans voix ni odeur ni gestes, ils ne nous atteignaient pas. Ce qui comptait, c’est ce qu’on pouvait faire avec eux, la loi d’échange, le plaisir. Le grand désir de puissance et d’impunité s’accomplissait. On évoluait dans la réalité d’un monde d’objets sans sujets. Internet opérait l’éblouissante transformation du monde en discours.

Le clic sautillant et rapide de la souris sur l’écran était la mesure du temps.

Annie Ernaux, Les années, Gallimard, pp. 222-223.

Élisabeth Mazeron, 23 mai 2008
trait

Le visage vert pâle, la bouche un lacet noir lâchement noué – tout au moins ce qu’on voyait le matin vers cinq heures au clair de lune. Je n’avais pas trouvé le sommeil, une fois de plus, et j’étais allé à la fenêtre : d’équerre, dans la sienne en saillie, se tenait la voisine, une veuve de guerre ; nous n’avions jamais parlé ensemble.

(Ingerbartels, Ingerbartels, Ingerbartels, l’horloge derrière moi prononça le nom plusieurs fois puis rit comme une baleine : ho ho ho ! : donc 4 heures 45. Auto noire sur route noire ; ses pattes antérieures pelletaient sans répit. Une motocyclette invisible pétilla soudainement et tira à sa suite les perles de sons rapetissant progressivement.)

J’ouvris ma fenêtre ; sa main tripota de même devant elle, gestes mesurés ; chacun se glissa dans son ouverture : était-elle aussi malade du cœur ? (J’avais emménagé depuis peu ; mais en ces occasions je suis très direct – et pourquoi pas ? La vie est si brève !)

« Nous sommes deux à ne pas pouvoir dormir » constatai-je d’une voix pyjama (raffinée, la grammaire : Nous ! Deux : si cela n’est pas suggestif ? !). Cependant elle était forte aussi ; elle inclina brièvement la tête, puis reporta son attention sur la lune élimée qui s’était fichée au-dessus du vieux cimetière. Par malheur, il y avait aussi là-bas à l’est quelques nuages du matin guère plus épais qu’un trait quoique trop ondulatoires à mon goût ; les droits sont plus propres). « Ce nuage me plaît ! » décida-t-elle d’un maxillaire hardi.

Arno Schmidt, « Voisine, mort et solidus », Histoires, Tristram, p. 49.

Cécile Carret, 17 nov. 2009
découvert

Mais il y a un temps pour les renaissances et un temps pour le renoncement. Maintenant les mots simples, les considérations de bon sens et la sagesse toute faite qui m’importunaient tant quand j’étais plus jeune (« ce n’est plus de ton âge ; si jeunesse savait ; un temps pour chaque chose ; si jeunesse pouvait ») s’imposaient à moi physiquement. […] Il ne me restait plus qu’à affronter à visage découvert, sans dérobade et sans illusion, la dernière échéance, celle qui ôtait tout sens au terme même de solitude. Il n’était plus temps de s’arrêter sur le bord du chemin. Pour la première fois de ma vie, j’ai résisté à l’illusion du recommencement.

Marc Augé, Journal d’un S.D.F. Ethnofiction, Seuil, p. 122.

Cécile Carret, 27 fév. 2011
oisiveté

Mais le stade est nommé dans l’Écriture, direz-vous ? D’accord ; mais avouez aussi avec moi qu’il est indigne de vous de regarder ce qui se passe dans le stade, les coups de pied, les coups de poing, les soufflets et les mille insolences qui dégradent la majesté de l’homme, image de Dieu. Vous ne parviendrez jamais à approuver ces courses insensées, ces efforts pour lancer le disque, et ces sauts non moins extravagants ; jamais vous ne louerez cette vigueur inutile ou fatale, encore moins cette science qui travaille à nous donner un corps nouveau, comme pour réformer l’œuvre de Dieu. Non, non, vous haïrez ces hommes que l’on n’engraisse que pour amuser l’oisiveté des Grecs.

Tertullien, Contre les spectacles, Vivès.

David Farreny, 28 mars 2011

Le réel n’est jamais « ce qu’on pourrait croire » mais il est toujours ce qu’on aurait dû penser.

Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, Vrin, p. 13.

David Farreny, 19 nov. 2012
rechampi

Rien de tel qu’un brave lieu commun bien rechampi.

Jean-Pierre Georges, Le moi chronique, Les Carnets du Dessert de Lune, p. 64.

David Farreny, 11 sept. 2014
film

Les grands moments d’une vie, les beaux, les forts, tiendraient sur une alléchante bande-annonce. Mais il faut se taper tout le film.

Éric Chevillard, « jeudi 19 juillet 2018 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 27 fév. 2024
répandre

Tout enfantement est suspect ; les anges, par bonheur, y sont impropres, la propagation de la vie étant réservée aux déchus. La lèpre est impatiente et avide, elle aime à se répandre. Il importe de décourager la génération, la crainte de voir l’humanité s’éteindre n’ayant aucun fondement : quoi qu’il arrive, il y aura partout assez de niais qui ne demanderont qu’à se perpétuer, et, si eux-mêmes finissaient par s’y dérober, on trouvera toujours, pour se dévouer, quelque couple hideux. […]

La chair s’étend de plus en plus comme une gangrène à la surface du globe. Elle ne sait s’imposer des limites, elle continue à sévir malgré ses déboires, elle prend ses défaites pour des conquêtes, elle n’a jamais rien appris. Elle appartient avant tout au règne du créateur, et c’est bien en elle qu’il a projeté ses instincts malfaisants. Normalement, elle devrait atterrer moins ceux qui la contemplent que ceux-là mêmes qui la font durer et en assurent la progression. Il n’en est rien, car ils ne savent pas de quelle aberration ils sont complices. Les femmes enceintes seront un jour lapidées, l’instinct maternel proscrit, la stérilité acclamée. C’est à bon droit que dans les sectes où la fécondité était tenue en suspicion, chez les Bogomiles et les Cathares, on condamnait le mariage, institution abominable que toutes les sociétés protègent depuis toujours, au grand désespoir de ceux qui ne cèdent pas au vertige commun. Procréer, c’est aimer le fléau, c’est vouloir l’entretenir et augmenter. […]

On ne peut consentir qu’un dieu, ni même un homme, procède d’une gymnastique couronnée d’un grognement. Il est étrange qu’au bout d’une si longue période de temps, l’« évolution » n’ait pas réussi à mettre au point une autre formule. Pourquoi se serait-elle fatiguée d’ailleurs, quand celle qui a cours fonctionne à plein et convient à tout le monde ?Entendons-nous : la vie en elle-même n’est pas en cause, elle est mystérieuse et harassante à souhait ; ce qui ne l’est pas, c’est l’exercice en question, d’une inadmissible facilité, vu ses conséquences. Lorsqu’on sait ce que le destin dispense à chacun, on demeure interdit devant la disproportion entre un moment d’oubli et la somme prodigieuse de disgrâces qui en résulte. Plus on retourne ce sujet, plus on trouve que les seuls à y avoir entendu quelque chose sont ceux qui ont opté pour l’orgie ou pour l’ascèse, les débauchés ou les châtrés.

Emil Cioran, « Le mauvais démiurge », Œuvres, Gallimard, pp. 627-628.

David Farreny, 1er mars 2024

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