volume

Il y a le triste édifice où nous étions enfermés, octobre au carreau, le soin prolongé de l’étude et puis, au cœur de la situation, au sein d’un volume imprimé, la porte ouverte sur la forêt des possibles, l’or inépuisable des visions.

Pierre Bergounioux, « La voix du bois », Un peu de bleu dans le paysage, Verdier, p. 65.

Guillaume Colnot, 14 avr. 2002
heuristique

Tant qu’il occupe un espace en surface, un corps peut être considéré comme vivant. Avant cela il n’y a pas de terme pour le définir, ou alors les brouillards du Rhône, proposition poétique mais non heuristique.

Jean-Jacques Bonvin, La résistance des matériaux, Melchior, p. 36.

David Farreny, 12 mars 2003
honnêtement

Hier l’inspecteur du lait qui habite la chambre voisine — on ne trouve ici que du lait en poudre, il n’inspecte donc rien — est venu me proposer d’aller ensemble trouver des femmes dans une gargote des collines qu’on lui a recommandée. L’inspecteur qui a l’âge de mon père est consumé par une rêverie érotique qui ne lui laisse pas de répit. À en croire les courbes que, pour me convaincre, ses petites mains tracent dans l’air humide, ces enchanteresses rappelleraient un peu les grandes fourmis Ponérines, tailles étranglées, corselets bien garnis, fortes hanches, cuisses musclées, mâchoires d’ogresses. Pour cette sortie il avait retouché à l’encre violette ses souliers éculés et passé un pantalon de tennis à fines rayures bleues qui poche aux genoux. Dans cette ville, dit la plus vieille chronique de l’Île, il n’y avait de durs que les seins des jeunes femmes, d’ondoyants que leurs regards, de courbes que leurs sourcils, de ténébreuses que leurs nuits.

L’inspecteur a les yeux injectés par l’arak qu’il a bu la veille. Je sais bien qu’il s’agit de pauvres filles édentées, humiliées, peut-être malades ou qui n’existent que dans mon imagination. Tout de même je m’emballe. Je rêve d’yeux bordés de khôl, de voix chaudes comme des tisons contre mon oreille, de fesses de santal patinées par mille paumes rêveuses, d’une touffe brillante comme du crin, honnêtement bombée et fendue. Voilà trop longtemps que je vis seul et s’il faut retourner chez les hommes pourquoi pas par ce chemin-là ? J’ai accepté.

Nicolas Bouvier, Le poisson-scorpion, Payot, pp. 105-106.

David Farreny, 18 oct. 2009
pivot

Selon la traduction de l’Odyssée proposée par Victor Bérard, Homère évoque avec la même régularité « l’aurore aux doigts de rose » et les « vagues vineuses ». La qualification retenue pour la mer rappelle la couleur des vagues où le mauve se mêle au violacé, suivant l’inclinaison du plateau marin, et l’état du ciel. Également, l’enivrement que procure le battement obstiné de la mer contre les rivages, sans le déroulement honorable que serait l’engloutissement du globe. Pour peu que le vent se lève et que la mer devienne houleuse, celui qui navigue est saisi, parfois même jusqu’à en avoir un haut-le-cœur, par l’instabilité du pont ; il suffit même de contempler, depuis le haut d’une falaise, le flux et le reflux, pour percevoir dans son corps, jusqu’à la nausée, la fragilité du sol. Et dans sa conscience, la certitude affligeante que, de ce monde, la créature humaine n’est pas le pivot.

De toute sa hauteur, chacun mesure le sol.

Jean Roudaut, « Ce qu’il reste des livres », « Théodore Balmoral » n° 58, automne-hiver 2008, p. 202.

David Farreny, 10 nov. 2009
sac

On dispute à l’obscurité, au froid, à la facilité qu’il y aurait à ne pas se soucier de savoir le peu de chaleur, la médiocre clarté qu’enferme un sac de peau. On repousse l’invite de la terre qui n’arrête pas de nous tirer à elle, de vouloir de toute sa masse qu’on abandonne, qu’on s’affale comme un sac, inerte, oublieux, chose étendue parmi les choses étendues dont sa surface est jonchée.

Mais il y a le temps, la coulée diaphane où dérivent les choses, où tournoient la neige, les soleils, où nous aurons passé, tous, mais successivement, le second en premier lieu, puis le premier quand un enfançon s’ébroue dans la lumière. Et ça, on n’est pas de force à s’y opposer, aurait-on la puissance de cent mille chevaux, la hauteur des collines, des siècles à durer.

Pierre Bergounioux, L’orphelin, Gallimard, pp. 162-163.

Élisabeth Mazeron, 18 juin 2010
rien

Le rien défini comme pure absence de choses porte un autre nom, l’effroi ou le vertige. Le rien est donc plutôt le refus des choses après examen. Un examen succinct, dégoûté, un examen malgré tout, une estimation. Non, non, non et non, dit le rien, sans passion, sans colère, mais une fermeté que l’on n’attendrait pas d’une notion aussi lâche. Non, c’est non. Et il n’y a pas de mais.

Éric Chevillard, Dino Egger, Minuit, p. 43.

Cécile Carret, 29 janv. 2011
antipodes

Cathy prend le volant et je ne suis pas rassuré du tout. Nos maximes directrices sont aux antipodes l’une de l’autre. L’univers qui l’a engendrée était homogène, autonome, ancré dans la civilisation rurale traditionnelle, la longue durée braudélienne, doté d’une forte assise matérielle et d’une vigoureuse et farouche détermination que pondéraient des femmes enseignantes, Jeanne, Berthe, Octavie, chacune admirable, à sa façon. L’accord était parfait entre parents et enfants, la confiance entière, les valeurs incontestées. J’ai vécu, grandi, malheureux, divisé, dans un monde écartelé entre la vieille campagne et les prestiges lointains de la culture citadine, dans la petite bourgeoisie d’une sous-préfecture excentrée. Aussi loin que je remonte, je cultive une dissidence ouverte ou larvée, récuse (avec raison) les préceptes qu’on prétend m’inculquer, me paie de chimères, d’idées folles, forme des projets extravagants, sacrifie à des occupations insanes, voudrais savoir, entreprends de me changer, me condamne à des travaux sans fin, à un mécontentement éternel, au désespoir. Voilà ce qui explique que je sois plein d’appréhensions, sur le siège du passager, tandis que Cathy, sereine, résolue, agissante, égale, une, tient le volant. Il fait beau. La campagne est au faîte de sa gloire, en cette fin juillet, les arbres en majesté, d’un vert plus sombre, déjà, sur le fond clair, jauni des prés, l’or, ici et là, des blés. La circulation se fait plus dense, sur l’A 71. Par moments, je parviens à m’absorber dans la contemplation émerveillée du paysage traversé puis la crainte revient, m’accapare. On roule trop vite, trop près de celui qui nous précède. Je prends les commandes à Vierzon et ça va beaucoup mieux.

Pierre Bergounioux, « lundi 28 juillet 2008 », Carnet de notes (2001-2010), Verdier, p. 890.

David Farreny, 26 fév. 2012
fermoirs

Mais voici l’étincellement de l’éclaircie et du plein soleil sur toutes les flaques, sur toute l’étendue scintillante de pierres et de tuiles imbriquées : voici le vent qui reconquiert son rocher, ridant la surface de l’eau stagnante et séchant dalles, murs et arêtes, réduisant cette roche à un os poli.

Mais l’eau de l’Arno est tenue en respect. Bien qu’assagi par les méandres en amont, le fleuve torrentiel ne cesse d’être une nature sauvage et nue. Le rapport profond que la ville entretient avec lui renvoie toujours à cette domination. Le fleuve est accueilli entre les murailles et au milieu des maisons en sa qualité de fleuve, force bénéfique et insidieuse avec laquelle il est interdit de s’abandonner aux faiblesses. Ni artifices ni flatteries. Après les divagations ombrageuses et les riantes stagnations de Rovezzano, Varlungo et Bellariva, l’Arno est emprisonné par les hautes murailles et, tout en progressant vers le cœur de la ville, resserré dans sa fosse de pierre, enjambé par des ponts bien plus semblables à de puissants fermoirs pour le sertir qu’à des routes pour le franchir.

Mario Luzi, « Paragraphes florentins », Trames, Verdier, pp. 53-54.

David Farreny, 26 fév. 2013
brick

In place of food, my senses existentially turn to old high walls of red brick, and I lie awake at night weighing the fascination. There will never be an end or a conclusion to this dazed attraction, and even now, decades on, I cannot find any written acknowledgement of the trance such things pull me into. Whatever detains the eye is understood by no one, least of all me.

Morrissey, Autobiography, Penguin, pp. 53-54.

David Farreny, 26 janv. 2014
saison

L’été n’est pas une saison vivante mais une saison vécue.

Dominique de Roux, Immédiatement, La Table ronde, p. 236.

David Farreny, 24 août 2014
contaminé

Nous récupérerons demain les rideaux du salon, les tableaux, après quoi, je suppose, nous ne reviendrons jamais plus dans cette maison. Entre autres étrangetés de la mémoire, il y a celle-ci : l’instant où nous y avons emménagé me semble proche tandis que celui, qui le précède immédiatement, où nous avons quitté la rue Gambetta, semble appartenir à un âge extrêmement éloigné, contaminé qu’il est, sans doute, par l’obscure éternité de l’enfance à laquelle, par l’effet du lieu, il touchait.

Pierre Bergounioux, « lundi 25 octobre 2004 », Carnet de notes (2001-2010), Verdier, p. 526.

David Farreny, 24 fév. 2024

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