volcan

Était-ce bien lui ? Je fus frappé et aussitôt comme repoussé par l’enflure rouge de ses joues, éclatante… il semblait déjà avoir éclaté de partout à cause de cette enflure, qui avait fini par lui faire des membres disproportionnés, par épanouir sa chair de tous les côtés à la fois, de sorte que son corps odieusement florissant ressemblait à un volcan de viande jaillissante… et dans ses bottes de cavalier il étalait des pattes apocalyptiques, tandis que ses yeux semblaient nous contempler du fond de cette graisse comme à travers une petite lucarne. Mais il se collait à moi et me serrait dans ses bras. Il chuchota timidement :

— J’ai enflé… saloperie… Et d’où ça vient, cette graisse ? De tout, sans doute, de tout.

Witold Gombrowicz, La pornographie, Gallimard, p. 26.

David Farreny, 24 mars 2002
infime

On sent bien, à l’hystérie du public, lorsqu’un crime particulièrement épouvantable a été perpétré, qu’un enfant a été violé et assassiné, par exemple, ou bien, en sens inverse, à son indulgence, voire à son approbation, lorsqu’un propriétaire a tué un cambrioleur, on sent bien, alors, que la civilisation n’est qu’une lamelle d’une infime épaisseur, et que si quelques obstinés n’étaient pas là pour la protéger, les réactions naturelles de la majorité auraient tôt fait de la briser.

Renaud Camus, Buena Vista Park, Hachette/P.O.L., p. 88.

David Farreny, 14 avr. 2002
intérieur

Il avait meublé son deux pièces — au prix, inévitablement, de certaines choses essentielles — avec un certain luxe, quoique approximatif. Il apportait un soin tout particulier aux sièges — des fauteuils profonds et moelleux —, aux rideaux et aux tapis. Il assurait avoir ainsi créé un intérieur « qui garantisse la dignité de son ennui ». Dans une pièce de style moderne l’ennui devient inconfort, souffrance physique.

Fernando Pessoa, « Autobiographie sans événements », Le livre de l’intranquillité (édition intégrale), Christian Bourgois, p. 36.

Guillaume Colnot, 16 mai 2002
temps

Freins. De plus en plus de freins. Je mets du temps, beaucoup de temps dans ma stupeur pour remarquer ma stupeur.

Henri Michaux, « L’infini turbulent », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 925.

David Farreny, 26 juin 2004
clinophilie

À propos de la « clinophilie » des dépressifs (ou goût de se coucher, d’être étendu), dont parle Lucien Israël dans son Introduction à la psychiatrie, je me rappelle avoir lu, dans le dernier Gogol fou (Passages choisis de ma correspondance avec mes amis, III), ceci qui m’avait frappé : « Je me sens souvent si mal, si mal, je ressens dans toute ma carcasse une fatigue si terrible, que j’en viens à être heureux à un point inimaginable quand enfin se termine la journée et que je peux me traîner jusqu’à mon lit. »

Je rappelle que « clinique » (du grec kleinô, être étendu) désigne à l’origine un établissement où les malades disposent d’un lit où pouvoir s’étendre.

Clément Rosset, Route de nuit, Gallimard, p. 68.

David Farreny, 19 juil. 2005
virgule

Les yeux évoquaient les points de renfoncement d’un fauteuil capitonné : censés être le miroir de l’âme, on n’y lisait rien d’autre qu’un effort pour se frayer un passage jusqu’au monde extérieur. Le nez, virgule de cartilage dans un océan de chair, possédait ses narines comme un trésor précaire : un jour, cette prise de courant serait absorbée par la maçonnerie de la graisse. Il fallait espérer que l’individu pourrait alors respirer par la bouche, qui tiendrait sans doute jusqu’au bout, elle, animée par la force de survie des assassins.

Difficile en effet de regarder ce qui restait de cette bouche sans penser que c’était elle la responsable, que c’était cet orifice infime qui avait livré passage à cette invasion.

Amélie Nothomb, Une forme de vie, Albin Michel, p. 113.

Élisabeth Mazeron, 29 sept. 2010
orphelins

Il y a les orphelins verticaux et les orphelins horizontaux. Les orphelins verticaux sont ceux qui ont perdu leurs ascendants et leurs descendants (ou qui n’en ont pas, ou plus), et les orphelins horizontaux sont ceux qui ont perdu leur famille et leurs proches générationnels. Pour la famille, les frères et sœurs, les cousins. Pour les proches, les amis indispensables. Et il y a les orphelins absolus, ceux qui n’ont plus ni ascendants ni descendants, ni famille ni amis, ceux qui se retrouvent seuls, sans liens, en une sorte de lévitation à la fois sociale et individuelle. Et parmi ceux-là, il faut encore faire un sort à une catégorie très rare, dont je m’honore de faire partie : ceux qui, en plus d’être des orphelins absolus, sont dénués de relations professionnelles, puisque de métier, à proprement parler, ils n’exercent pas. Là ce n’est plus de la lévitation sociale, c’est de l’apesanteur cosmique : rien ne nous tient, rien ne nous retient, rien n’est relié à nous et nous ne sommes reliés à rien. C’est une situation qui a beaucoup d’inconvénients évidents mais qui possède également beaucoup d’avantages que la plupart des gens n’osent pas imaginer.

Jérôme Vallet, « L'heure sévère », Georges de la Fuly. 🔗

David Farreny, 28 nov. 2013
rapiécer

Ce ne serait pas la première fois que j’observe combien le souvenir qui s’éloigne devient perméable à une fiction littéraire, quand elle est restée à l’esprit présente et forte, au point d’accepter, si cette fiction s’adapte par hasard à un espace usé de la mémoire qui montre la corde, de se laisser rapiécer par elle sans façons.

Julien Gracq, Lettrines (II), José Corti, p. 8.

David Farreny, 18 oct. 2014

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