littérature

Si la littérature approche et rencontre parfois la vérité c’est qu’elle est un des chemins détournés du retour à la vie.

Dominique de Roux, Immédiatement, La Table ronde, p. 33.

David Farreny, 31 déc. 2005
coalescence

[…] un coupe-poils à pile sans fil en mousse absorbante avec sa ventouse, une caisse à outils pour tout casser comme sans les outils, un microfournil à ondes fulgurantes, une console en kit à monter sans peine en cinquante semaines pour te consoler de la vacuité des emplois du temps, un, deux, trois, ho ! hisse ! commande aux Trois Suisses, chasse tes doutes en écrivant à la Redoute, ouvre le courrier personnalisé de monsieur Leclerc qui t’envoie sympa la photo couleur de son rôti d’porc, arbore-toi, réveille-toi le teint, décore-toi le corps avec des machins succincts qui font super bien, existe, montre que tu résistes, sois le vrai groupie de toi le pianiste, le gai guitariste, le batteriste, mais en moins jazz triste, le Francis Lopez de la supérette où t’achètes ton steak en barquettes, ah ! maman, maman, les docteurs, ils m’ont dit, je devrais pas te le dire à toi, pourquoi j’ai des absences côté coalescence avec l’existence, effet de faille, tas de paille de peu de pathie, atonie, bout de chosité sans nervosité, préjudice de sensibilité, ralenti du libidiné, recroquevillé dans le trou de soi, que de dégâts, que de dégâts […]

Christian Prigent, Une phrase pour ma mère, P.O.L..

David Farreny, 24 fév. 2007
sheds

Des jardins potagers, plus bas, parlent d’autosubsistance, suggèrent une communauté retranchée du monde. Mais l’image des cornettes, des robes de bure qui a supplanté celle des grands chars gémissants et bleus se dissipe à son tour parce que le même bâtiment que domine le réservoir porte, dans sa partie médiane, un lanterneau — un morceau de toiture détaché du restant et surélevé — et qu’en marchant vers l’amont, on découvre, à l’extrémité distale du troisième côté du carré, des toits en sheds — en dents de scie — comme aux usines de jadis, avant qu’elles ne prennent l’allure uniforme qu’on voit désormais aux supermarchés, immeubles de bureaux, écoles : des boîtes rectangulaires en béton plus ou moins vastes et ajourées, dont le nom seul indique ce qu’on y fait. La dernière éventualité — celle d’un établissement pénitentiaire à l’usage des jeunes délinquants — éclipse alors la vision vague de camaldules absorbés dans le plain-chant ou de femmes étendues, bras en croix, sur les dalles, dans l’adoration perpétuelle du saint sacrement. On se dit qu’après avoir gratté la terre, marché en rond entre les bâtiments qui délimitent la cour intérieure qu’on ne peut voir de la route, des fortes têtes, des enfants du peuple aux traits durcis par la misère et la révolte poussent la lime à l’atelier.

Pierre Bergounioux, Les forges de Syam, Verdier, p. 16.

Élisabeth Mazeron, 3 fév. 2008
infanticide

Dîner accablant, près de papa dont l’éloignement me désespère. Comme s’il n’avait vécu que de nous détruire, Gaby et moi, chaque jour, qu’il eût tiré toute son énergie, son être même et sa joie, de l’anéantissement quotidien de nos frêles personnes. C’est sans doute l’autre face de l’Œdipe, l’infanticide qui en constitue l’épisode premier. Et puis un jour, nous avons atteint l’âge, pris la consistance, acquis la connaissance qui nous mettaient hors de ses atteintes et c’est lui qui a basculé dans le néant. Comme s’il n’avait pu coexister avec nous, que la disparition de son père, lorsqu’il était enfant, lui eût interdit de souffrir, près de lui, en tant que père, des enfants. C’est ainsi que je m’explique, désormais, l’ombre terrible qu’il a jetée sur nos commencements, la lutte à mort où il nous a provoqués quand nous ne songions qu’à vivre en paix, affectueusement, avec lui.

Pierre Bergounioux, « dimanche 9 novembre 1986 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, pp. 548-549.

Élisabeth Mazeron, 11 nov. 2008
axiome

La plongée dans La Ballade du café triste me rappelle un peu ces débuts d’histoire d’amour qui, quoique tout à fait banals, n’en gardent pas moins leur impact sidérant quand on les vit : premier regard échangé, intuition d’une attirance, énigme d’une reconnaissance muette. Il s’est passé exactement ça avec McCullers, notamment grâce à ce petit axiome qu’elle théorise dans le roman (et que j’attribuais jusqu’alors à Gainsbourg) : en amour, « il y a celui qui aime et celui qui est aimé, et ce sont deux univers différents ». The lover versus the beloved. Nous serons nombreux à tenter fébrilement, tout une vie durant, de contredire cette vérité pourtant maintes fois éprouvée.

Arnaud Cathrine, Nos vies romancées, Stock, p. 23.

Cécile Carret, 4 oct. 2011
achever

Ainsi j’ai tenu. C’est pourquoi la fin de Primo Levi me peine et m’agace – oui, le mot peut surprendre, il est sincère. L’idée que cet homme a survécu à la déportation, qu’il a écrit au moins un grand livre, Si c’est un homme, sans oublier La Trêve et Le Système périodique, et qu’il se jette dans l’escalier cinquante ans après… C’est comme si les bourreaux avaient réussi, malgré l’amour et malgré les livres. Leur main a traversé le temps pour achever la destruction, qui ne cesse pas. La fin de Primo Levi m’effraie.

Rithy Panh, L’élimination, Grasset, p. 35.

Cécile Carret, 2 fév. 2012
chier

Nous marchions depuis un quart d’heure, en silence, dans le centre-ville de Brive. La plupart des rues étaient piétonnes. Les pavés de la chaussée dessinaient des motifs fleuris. Les façades étaient toutes rénovées. Chaque pierre était jointée à la perfection. À espacements réguliers, des vasques de géraniums alternaient avec des containers d’œillets d’Inde. Des haut-parleurs diffusaient une musique d’ambiance relaxante. Il y avait des boutiques sympas et des haltes gourmandes. Une signalisation spécifique pour les piétons proposait des itinéraires malins. Nous commencions à nous faire chier.

Pierre Lamalattie, 121 curriculum vitæ pour un tombeau, L’Éditeur, pp. 251-252.

David Farreny, 28 fév. 2015
image

Je donnerais tout pour une image qui m’entraîne à sa suite dans un bruit de départ général.

Philippe Muray, « 20 août 1978 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, p. 9.

David Farreny, 2 mars 2015
préférence

En montrant les conditions sociales d’une préférence, le relativiste s’imagine avoir résolu le problème de sa valeur.

Nicolás Gómez Dávila, Carnets d'un vaincu. Scolies pour un texte implicite, L'Arche, p. 34.

David Farreny, 3 mars 2024
manège

Quelle que soit la cause du choc violent qu’il a enduré, le mélancolique souffre d’un ralentissement de son être, infirmité handicapante pour participer pleinement au manège social, sans doute, mais propice à en contempler avec clarté et distinction les rouages, les péripéties, les ridicules, le tragique, et, parfois, à le décrire. Le joyeux, dont la conscience s’oublie dans le présent, ne peut mettre la réalité à distance de son regard alors qu’elle s’offre aux yeux du mélancolique, en proie aux instants qui s’éternisent, comme un spectacle étrange et, néanmoins, jamais surprenant.

Frédéric Schiffter, « préface », Le charme des penseurs tristes, Flammarion.

David Farreny, 4 mai 2024
gens

Les gens ne fument plus ; ils ne se demandent plus de feu. Les gens ont tous une horloge et un GPS sur leur téléphone ; ils ne se demandent plus l’heure ni le chemin. Cette fois, je crois bien que nous n’avons plus rien à nous dire.

Éric Chevillard, « vendredi 26 avril 2024 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 4 mai 2024

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