stratégiquement

Dans la guerre, les batailles ne peuvent être livrées qu’une à une et les forces ennemies ne peuvent être anéanties qu’unité par unité. Les usines ne peuvent être bâties qu’une par une. Un paysan ne peut labourer la terre que parcelle par parcelle. Il en est de même pour les repas. Stratégiquement, prendre un repas ne nous fait pas peur : nous pourrons en venir à bout. Pratiquement, nous mangeons bouchée par bouchée. Il nous serait impossible d’avaler le repas entier d’un coup. C’est ce qu’on appelle la solution un par un. Et en langage militaire, cela s’appelle écraser l’ennemi unité par unité.

Mao Tsetoung, « L’impérialisme et tous les réactionnaires sont des tigres en papier », Citations du président Mao Tsetoung, Éditions en langues étrangères de Pékin, p. 98.

David Farreny, 6 oct. 2002
suspects

Je commence à trouver suspects bon nombre de nos jeunes.

Emil Cioran, « Les limites de la mobilité intérieure », Solitude et destin, Gallimard, p. 241.

David Farreny, 24 juin 2005
miroitement

Quelques mots sur du papier se suivent. Mais la vie manque. Le merle s’égosille encore dans du bleu nuit parmi les premières lueurs électriques.

Il faudrait être à ce qu’on fait dans une contention quasi religieuse.

Hélas de partout et du fond de soi des appels indistincts, inaudibles, de pauvres chimères, font pour l’esprit volage un miroitement.

Jean-Pierre Georges, Aucun rôle dans l’espèce, Tarabuste, p. 57.

Élisabeth Mazeron, 28 juin 2006
déborde

Tout va très vite. Nous ne pouvons compter ni sur les choses, ni sur les paysages, ni même sur nos attentes et nos pensées. Nous ne goûterons pas la douceur des permanences, la quiétude qui sourd de ce qui déborde et conforte notre brève saison. À peine commençait-on à se familiariser avec le visage du monde qu’il s’altère et s’évanouit. Un autre le remplace qui ne lui ressemble pas et dont on pressent, déjà, l’abolition prochaine.

Pierre Bergounioux, La fin du monde en avançant, Fata Morgana, p. 15.

David Farreny, 17 oct. 2006
avenir

L’avenir est difficile.

Pierre Bergounioux, « vendredi 2 août 1996 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 738.

David Farreny, 12 déc. 2007
printemps

Printemps difficile : je ne fais pas ma montée de sève.

Jean-Pierre Georges, Le moi chronique, Les Carnets du Dessert de Lune, p. 55.

David Farreny, 11 mars 2008
voix

Une voix humaine qui ne soit pas psittacisme, aussi rare que le bruit d’une averse au Tanezrouft.

Jean-Pierre Georges, Le moi chronique, Les Carnets du Dessert de Lune, p. 45.

David Farreny, 17 juin 2009
pivot

Selon la traduction de l’Odyssée proposée par Victor Bérard, Homère évoque avec la même régularité « l’aurore aux doigts de rose » et les « vagues vineuses ». La qualification retenue pour la mer rappelle la couleur des vagues où le mauve se mêle au violacé, suivant l’inclinaison du plateau marin, et l’état du ciel. Également, l’enivrement que procure le battement obstiné de la mer contre les rivages, sans le déroulement honorable que serait l’engloutissement du globe. Pour peu que le vent se lève et que la mer devienne houleuse, celui qui navigue est saisi, parfois même jusqu’à en avoir un haut-le-cœur, par l’instabilité du pont ; il suffit même de contempler, depuis le haut d’une falaise, le flux et le reflux, pour percevoir dans son corps, jusqu’à la nausée, la fragilité du sol. Et dans sa conscience, la certitude affligeante que, de ce monde, la créature humaine n’est pas le pivot.

De toute sa hauteur, chacun mesure le sol.

Jean Roudaut, « Ce qu’il reste des livres », « Théodore Balmoral » n° 58, automne-hiver 2008, p. 202.

David Farreny, 10 nov. 2009
conduite

— On frappe. Il n’ouvre pas. On bousille sa porte. On entre. On fouille partout. On s’explique pas.

— On dit rien. Rien.

— Ou bien on frappe, il ouvre, on lui demande une fois où est le fric, il le donne, on repart.

— Il le donne pas. On le massacre. Il le donne. On repart.

Pétapernal fit une moue. Mandex la modéra, dit en tout cas, on s’explique pas.

Ils n’avaient pas envie de se répéter ni de développer les faits que Papantoniou connaissait parfaitement. Pas les prendre pour des idiots. Ils avaient, de concert, défini une ligne de conduite qui se résumait à être bien dans toutes les situations. Faut qu’on soit bien. Quand ils se répétaient être bien, la tranche de leur main fendait l’air pour partager des plans de symétrie, bloquer des faits en volumes. Ne se chevauchaient que les projets. La peau, également, de leur front, se tendait. L’absence de rides épousait le rivage d’un bien souhaité. Le visage lisse, déserté de soucis, Mandex enfonça le bouton de sonnette d’un index net. Bien, oui, voilà. On fait ça, on appuie sur le bouton de sonnette, on n’est pas autre part. on n’hésite pas. on ne s’en parle pas. on ne se dit pas je fais ci, je fais ça, on le fait. Oui.

Alain Sevestre, Les tristes, Gallimard, p. 54.

Cécile Carret, 9 déc. 2009
suppléant

Dans ma jeunesse, j’avais moi aussi de beaux projets ; à une époque, je crus ajouter à ma beauté en achetant des spartiates, des nu-pieds à la mode, tout en lanières croisées, qu’il fallait porter avec des chaussettes violettes ; ma mère m’en tricota une paire. La première fois que je sortis, les pieds si bien chaussés, c’était pour un rendez-vous avec une fille, devant l’Auberge-Basse. On avait beau être mardi, je me demandai soudain quelle équipe de foot n’était pas déjà affichée dans la boîte vitrée de notre club. J’examinai d’abord soigneusement la serrure, puis m’approchai : je ne vis que les noms de la semaine précédente… Je les lus, les relus encore, sans arrêt, parce que je sentais ma sandale droite et sa chaussette violette s’enfoncer dans un magma visqueux. Je relus, et découvris mon nom tout à la fin, parmi les remplaçants. Je trouvai enfin le courage de regarder par terre : mon pied s’étalait dans une grosse crotte de chien, ma spartiate y disparaissait, engloutie avec toutes ses lanières… Je lisais, je relisais la liste d’un bout à l’autre, les onze noms de l’équipe junior avec le mien comme suppléant… Mais si je baissais les yeux, l’horrible crotte de chien était toujours là. À cet instant précis, ma petite amie apparut sur la place. Précipitamment, j’arrachai spartiate et chaussette violette et les plantai là, avec le bouquet que je lui destinais ; je m’enfuis dans les champs méditer sur cet avertissement fatal, un signe du destin, peut-être, puisqu’à cette époque j’avais déjà pensé me faire presseur de vieux papier pour accéder aux livres.

Bohumil Hrabal, Une trop bruyante solitude, Robert Laffont, p. 110.

Cécile Carret, 13 juin 2011
haut

Ici et là, derrière les palissades, des chiens aboyaient, réveillés brusquement dans cette lumière et dans cette inquiétude. Avec une rage vieille comme le monde, en écartant de biais à chaque fois leurs pattes postérieures longues et maigres, ils jappaient, lorgnant vers le haut, vers cette lune qui les rendait malades, ce fromage d’or plein de trous que, depuis des millénaires, ils auraient aimé pouvoir à pleines dents arracher du ciel. Leur fureur s’en allait mourant dans un grondement sourd.

Dezsö Kosztolányi, Alouette, Viviane Hamy, p. 170.

Cécile Carret, 4 août 2012
visions

Ma preuve de l’inexistence de Dieu, je vais la partager généreusement, je vais en faire profiter tout le monde. Pour certains, elle confirmera ce qu’ils supposaient, ce que leur expérience de la déréliction et de l’effroi leur avait suggéré ; mais, pour d’autres, quelle désolation ! D’un coup, la ruine de toutes leurs espérances, l’anéantissement d’une vie vouée à la chimère. À tous ceux-là, très humblement, je demande pardon. Ce qui fut la source de votre joie est en vérité un égout stagnant. Je comprendrais que vous m’en vouliez un peu pour cette révélation. Au-delà de la mort, il n’y a que le néant qui d’ailleurs n’est pas non plus et ne porte pas de nom. Il n’y a même pas le néant ! C’est dire l’ambiance. Et qu’est-ce qui m’autorise à affirmer cela et à trancher dans ces matières avec tant d’aplomb ?

Ma preuve, donc.

La voici.

Peu à peu, nous découvrons l’explication de tous les phénomènes, la loi de la gravitation, la photosynthèse, l’orogénèse, les marées, comment la vapeur forme les nuages qui retombent en pluie, etc. Toute l’organisation se fait jour et le développement logique de chaque chose nous apparaît même quand l’origine est accidentelle.

Or.

Et c’est là que j’abats ma carte.

Et que volent en éclat de très anciennes visions du monde.

Il me semble qu’un dieu créateur se serait passé de cette cohérence physique, biologique, de ce verrouillage des combinaisons, de ces structures moléculaires et de ces trains d’atomes, et que la magie pure de son bon vouloir lui aurait suffi, hors toute nécessité, à mettre la girafe debout. Ce grand horloger, ce géomètre expert adoré sur les continents, c’est bien parce qu’il serait tel en effet qu’il ne saurait être. Pourquoi tous ces rouages, tous ces systèmes de mailles et ces chaînes de causalité quand on est, non point une vieille qui tricote au crochet, mais un dieu omnipotent, quant tout pourrait exister et tenir sans justification d’aucune sorte, de par notre seule volonté souveraine ? Mais si celle-ci pourtant n’a pas suffi à ordonner le monde, s’il faut que tout phénomène obéisse à des lois que l’homme à force d’étude peut ensuite identifier et parfois reproduire, voire améliorer, alors il n’y a pas de transcendance, il n’y a pas de toute-puissance. Il n’y a pas de dieu.

À moins que.

À moins que l’invention de Dieu ne soit le terme même de tous les processus engagés, le but suprême et la conséquence ultime de tous les principes simultanément à l’œuvre dans le monde, parmi lesquels les actions de l’homme ne compteraient pas pour rien, parmi lesquels peut-être ces pages seront décisives.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 99.

Cécile Carret, 25 fév. 2014

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