mort

Pour l’Occidental contemporain, même lorsqu’il est bien portant, la pensée de la mort constitue une sorte de bruit de fond qui vient emplir son cerveau dès que les projets et les désirs s’estompent. L’âge venant, la présence de ce bruit se fait de plus en plus envahissante ; on peut le comparer à un ronflement sourd, parfois accompagné d’un grincement. À d’autres époques, le bruit de fond était constitué par l’attente du royaume du Seigneur ; aujourd’hui, il est constitué par l’attente de la mort. C’est ainsi.

Michel Houellebecq, Les particules élémentaires, Flammarion, pp. 104-105.

David Farreny, 22 mars 2002
boudoir

Solipsiste affolé, il aménageait comme un boudoir ses sorties de cauchemars.

Jean-Jacques Bonvin, La résistance des matériaux, Melchior, p. 58.

David Farreny, 12 mars 2003
infidèles

L’amour donnant un avant-goût de l’éternité, on est tenté de croire que l’amour véritable est éternel. Quand il ne durait pas, ce qui était toujours le cas pour moi, je n’échappais pas à un sentiment de culpabilité devant mon incapacité à éprouver des émotions vraies et durables. Seuls mes doutes l’emportaient sur la honte : quand c’était ma maîtresse qui mettait fin à notre liaison, je me demandais si elle m’avait jamais vraiment aimé. En quoi je ne diffère pas de mes contemporains sceptiques : comme nous ne nous reprochons plus de ne pas obéir à des préceptes éthiques absolus, nous nous flagellons avec les verges de la perspicacité psychologique. S’agissant de l’amour, nous écartons la distinction entre moral et immoral au profit de la distinction entre « véritable » et « superficiel ». Nous comprenons trop bien pour condamner nos actes ; désormais, ce sont nos intentions que nous condamnons. Nous étant libérés d’un certain code de conduite, nous suivons un code d’intentions pour parvenir aux sentiments de honte et d’angoisse que nos aînés éprouvaient par des moyens moins élaborés. Nous avons rejeté leur morale religieuse parce qu’elle opposait l’homme à ses instincts, qu’elle l’écrasait de culpabilité pour des péchés qui étaient en fait des mécanismes naturels. Pourtant, nous continuons à expier la création : nous nous considérons comme des ratés, plutôt que d’abjurer notre foi en une perfection possible. Nous nous accrochons à l’espoir de l’amour éternel en niant sa validité éphémère. C’est moins douloureux de se dire « je suis superficiel », « elle est égocentrique », « nous n’arrivons pas à communiquer », « c’était purement physique », que d’accepter le simple fait que l’amour est une sensation passagère, pour des raisons qui échappent à notre contrôle et à notre personnalité. Mais ce ne sont pas nos propres rationalisations qui pourront nous rassurer. Il n’est pas d’argument qui puisse combler le vide d’un sentiment défunt — celui-ci nous rappelant le vide ultime, notre inconstance dernière. Nous sommes infidèles à la vie elle-même.

Stephen Vizinczey, Éloge des femmes mûres, Le Rocher, p. 205.

Élisabeth Mazeron, 3 fév. 2007
fantassins

Une section de fantassins se repose dans un espace vide entre deux maisons. Les uns sont couchés, dorment. Les autres, debout, contemplent avec indifférence la caravane morcelée dans le village. Je m’approche. Ils ont fait la Somme. J’attends d’eux quelque clarté, quelque espoir. Mais je n’ai devant moi que les soldats mystérieux, les soldats résignés. Je cherche en eux l’âme, le fond, le choix, le désir. Ils ne me livrent pas leur secret. Ils parlent soldat. Ils sont las. Je n’obtiens d’eux que quelques : « Il ne faut pas s’en faire… »

Léon Werth, 33 jours, Viviane Hamy, p. 19.

Cécile Carret, 11 mars 2007
réalité

Les entreprises qu’on a méditées parmi les arbres, pour déraisonnables qu’elles soient, ont pour fondement solide la terre inclémente et pentue, la sauvagerie du bois où elles seront ultérieurement tentées, la réalité. C’est avec les figures ennemies en personne, et non avec leur pâle interprète, leur impalpable effigie, que j’ai parlementé, en leur présence que j’ai préparé mes demandes et mes répliques. Bien sûr, l’événement, lorsqu’on y touche, accuse inévitablement un certain décalage. L’expédition orientale, sur les granits, à travers la neige et la nuit de décembre, il fallait bien que je l’envisage dans les grès du bas pays, à l’automne. Mais le vieux roc était prévu, le père des granits et des grès, la vieille froidure aussi. Ils étaient incorporés à la vision que je portais, qui m’emportait. Ils lui conféraient une consistance, un lest qui la tenaient debout sur la route de la réalité, quand ce fut le moment.

Pierre Bergounioux, Le chevron, Verdier, p. 40.

Élisabeth Mazeron, 3 mars 2008
douleur

Mais ce qui rendait l’éventualité d’une attaque inadmissible à mes yeux, c’était la nature même du bruit, des cris que nous avions entendus. Ils n’avaient pas le caractère farouche qui présage une immédiate intention hostile. Si inattendus, sauvages et violents qu’ils eussent été, ils m’avaient donné une impression irrésistible de douleur. L’apparition du vapeur avait pour je ne sais quelle raison rempli ces sauvages d’une peine infinie. Le danger, s’il y en avait un, expliquai-je, résultait plutôt de la proximité où nous étions d’une grande passion déchaînée. L’extrême douleur elle-même peut finir par se résoudre en violence : mais plus généralement elle se traduit par de l’apathie.

Joseph Conrad, Le cœur des ténèbres, Gallimard, pp. 173-174.

David Farreny, 2 oct. 2008
bidule

L’excès de sérieux de ce bidule, sa constance, son obstination cessa soudain de les intimider. S’ensuivit une phase de familiarisation durant laquelle ils lui firent prendre des formes. Docile, elle couvrit l’abat-jour, pendouilla à l’espagnolette, aux patères, s’enroula dans la plante verte, occupant chaque fois la place avec un confort immédiat, puis s’affalant, k. Ils se l’envoyèrent d’un bout de la pièce à l’autre, tentant d’un coup de poignet rétro de la faire revenir, façon boomerang, qu’elle refusa d’ailleurs d’imiter, et, incapable de virer, elle alla s’écraser contre le mur sans rebondir, glissa pour s’avachir au sol et s’aplatir aussitôt, comme une crêpe butée, une crêpe qui aurait désiré rester crêpe contre vents et marées, k.

Alain Sevestre, Les tristes, Gallimard, p. 112.

Cécile Carret, 10 déc. 2009
âge

Dix ans plus tard, Gregor est en train de mettre ses chaussettes avant d’aller chercher ses souliers sous le lit. Lentement, il les enfile avec cet air sérieux qu’ont parfois les hommes de son âge affairés à des activités pareilles, une expression grave de vieil enfant solitaire, appliqué, minutieux, coupé du monde et concentré sur sa tâche.

Jean Echenoz, Des éclairs, Minuit, p. 162.

Cécile Carret, 17 oct. 2010
silence

Ils bavardent un moment, mais le silence s’installe car ils ne trouvent plus rien à dire. Malgré son envie de caler ses pieds sur le tableau de bord pendant qu’elle conduit, Guthrie les garde sur le plancher et fume des cigarettes, baisse la vitre, en espérant que la brise dissipera sa nervosité. Puis le silence change comme il le fait quelquefois, et ils sont très bien sans parler. Ils regardent juste les panneaux et les hautes tiges de maïs qui oscillent de chaque côté de la route, l’éclat du soleil blanc sur le capot.

Claire Keegan, L’Antarctique, Sabine Wespieser, p. 104.

Cécile Carret, 23 déc. 2010
exaspération

L’appel du glas est pressant. Dans les éco­nomies privilégiées de l’Occident, la longévité augmente. On pallie les misères du grand âge. Qui demeurent repoussantes. La vue et l’ouïe fai­blissent. L’urine fuit. Les membres se raidissent et s’endolorissent. Les dents branlent dans des bouches baveuses et malodorantes. Fût-ce avec l’assurance piteuse d’une canne, d’une béquille ou d’un cadre de marche, les escaliers deviennent l’ennemi. L’incontinence et les étirements stériles font les nuits creuses. Mais ces infirmités phy­siques ne sont rien en comparaison du dépéris­sement de l’esprit — et pas seulement sous l’effet de la lente combustion de la démence sénile ou de l’Alzheimer. Dans la normalité, aussi, la mémoire trébuche. La date nécessaire, le nom, la référence se dérobent jusqu’à l’exaspération. Le mot ou le chiffre dont on a besoin s’estompe dans la brume. Les muscles de la concentration se relâchent, tout comme la faculté de soutenir son attention. Les vieux se répètent, sans le savoir. Leurs heures se racornissent. Comme si l’odeur de pisse, d’excrément, de sueur sous les aisselles, de colles en décomposition finissait par contaminer la conscience. Les animaux semblent repérer cette senteur aigre.

De ce fait, par milliers, par dizaines de milliers, hommes et femmes endurent leurs dernières années le regard perdu dans le néant. Dans des pavillons ou des chambres clinquants, souvent dénués de chaleur. Dans des hospices miteux, pacifiés par les feuilletons à l’eau de rose et les tranquillisants ou dans l’attente anxieuse des aides-soignants qui viendront leur essuyer les fesses serrées et trempées. Des vies végétatives prolongées sans fin sociale. La masturbation elle-même se tarit et peine à ressusciter des souvenirs gratifiants. Le fardeau économique est immense. Comment financer les besoins dévorants des impotents ? Bien que contraints par l’obligation ou une compassion déclinante, les jeunes regimbent à visiter les vieux, à humer l’air mort qui les entoure. Des détestations muettes s’accumulent. Observant les moribonds, écoutant leur babil, les jeunes entrevoient le probable naufrage de leur futur. Bénis soient ceux qui sortent plus ou moins indemnes, en possession de leurs ressources men­tales, entourés de ce qui leur est cher et via la grâce du sommeil. Combien sont-ils ?

George Steiner, « Mort amie », Fragments (un peu roussis), Pierre-Guillaume de Roux.

David Farreny, 12 nov. 2012
opposé

Ils ne savaient reconnaître le crime que dans le parti opposé, cependant qu’ils tiraient gloire chez eux de ce qui chez l’adversaire méritait le mépris. Tandis que chacun tenait les morts des autres pour tout juste dignes d’être enterrés de nuit et sans lumière, il fallait que les siens fussent revêtus du suaire de pourpre, il fallait que retentisse l’eburnum et que l’aigle s’envole, qui s’élance vers les dieux, vivante image des héros et des croyants.

Ernst Jünger, Sur les falaises de marbre, Gallimard, p. 57.

Cécile Carret, 27 août 2013
composite

Pour ma part, je me sens plutôt « hors d’âge ». Hors d’âge : l’expression utilisée pour les vieux armagnacs dit assez qu’il ne s’agit pas de nier le poids du temps, bien au contraire. Un armagnac hors d’âge résulte de l’assemblage de plusieurs très vieux armagnacs. Un individu « hors d’âge » rassemble plusieurs passés inégalement présents dans sa mémoire, passés recomposés dont souvent les plus anciens ne sont pas les moins tenaces et peuvent lui donner l’impression que sa vie a duré le temps d’un éclair, alors que d’autres, plus récents, mais déjà en voie d’effacement, le persuaderaient aisément d’avoir vécu une éternité, et que d’autres encore flottent dans une brume indistincte à l’horizon de sa mémoire sans qu’il soit en mesure de les situer ou de les dater précisément : « J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans », écrit Baudelaire dans Les Fleurs du mal.

La référence à l’armagnac est certes trompeuse. Elle pourrait sembler vouloir suggérer que le mélange des temps aboutit nécessairement à une forme d’excellence, et recréer ainsi les ambigüités propres à la notion d’expérience. Alors que l’expression « hors d’âge » entend simplement ici s’appliquer à la multiplicité des temps présents en chacun de nous à chaque instant et plus encore quand nous essayons de « faire le point » : bien loin alors de trouver dans le décompte minutieux des années écoulées sinon un principe directeur, au moins une orientation générale, le fil irrégulier qui permettrait de suivre le cours du passé et d’en apprécier rétrospectivement la relative cohérence, nous nous trouvons plutôt confrontés, en effet, à une masse composite et mouvante où se mêlent à certains éléments factuels des souvenirs qui sont aussi ceux de nos espoirs, de nos attentes ou de nos déceptions, quelques trous de mémoire qui donnent une étrange inconsistance aux jours passés, la conscience des contraintes extérieures de tous genres qui ont pesé sur notre vie au point de nous faire douter parfois si elle a vraiment été la nôtre, et enfin le pressentiment que notre avenir ne s’ordonnera pas plus à notre présent que celui-ci au passé qui le précède mais lui échappe. En somme, tout le contraire d’un curriculum vitae ou d’un plan de carrière, et parfois l’ombre d’un doute sur notre identité d’individu singulier.

Marc Augé, Une ethnologie de soi. Le temps sans âge, Seuil, p. 45.

Cécile Carret, 21 avr. 2014

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