construire

Comprendre le sens d’un mot, c’est savoir quelles phrases il est possible de construire à partir de lui.

Jean Cohen, Structure du langage poétique, p. 105.

David Farreny, 20 mars 2002
emplois

Dans la débauche, je pense à l’amour. Dans la relation sentimentale, je ne peux pas oublier les voluptés de rencontre, ou de passage. Tous mes vœux sont farcis de leur contraire, mes phrases de leur négation, mes opinions de leur critique, mes livres de l’invite à ce qu’on les prenne pour l’opposé de ce qu’ils paraissent, et qu’ils ne veulent pas paraître tout à fait. Ma personne même ne se décide à être personne. Suis-je un riche châtelain avec une belle voiture, ou bien un clochard de campagne, promis à des intérieurs de terre battue, parmi des ruines béantes sans fenêtres ? Ai-je envie d’être envié, ou d’être plaint ? Désiré-je être heureux, ou bien souffrir poétiquement ? Suis-je le critique intraitable des mœurs littéraires, de mon temps, l’Alceste de la petite société des gens de plume, l’incorruptible des Lettres, ou bien le chantre de la politesse et de la courtoisie, le Philinte qui écrit des petits mots bien aimables à tous ceux de ses confrères qui lui envoient leurs livres ? Un ours, ou un chien de salon ? Un écrivain d’avant-garde, ou de ce qu’il en reste, ou un laborieux producteur de copie, qui essaie d’en tirer sa pitance ? Un homme de gauche, ou un fieffé réactionnaire ? Ai-je vraiment envie de me retirer du monde, ou bien si c’est pour qu’il insiste, afin de me serrer plus étroitement contre lui ? […] Je n’aperçois de tous côtés que des emplois. Ce n’est pas que je n’y crois pas, mais je ne parviens jamais à m’y voir tout à fait. J’ai toujours envie d’être ailleurs, ou d’être quelqu’un d’autre, dont je soupçonne qu’il pourrait être moi tout aussi bien.

Renaud Camus, Le château de Seix. Journal 1992, P.O.L., p. 297.

Élisabeth Mazeron, 21 nov. 2003
comment

Je conduis Jean à la séance de judo, tire Paul de la crèche, reviens au gymnase, plie du linge, prépare le dîner, surveille les petits. Comment acquérir de nouvelles lumières, plus de raison ?

Pierre Bergounioux, « jeudi 5 mai 1983 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 203.

David Farreny, 14 mars 2006
phrase

Montlosier était resté à cheval sur la renommée de sa fameuse phrase de la croix de bois, phrase un peu ratissée par moi, quand je l’ai reproduite, mais vraie au fond. En quittant la France, il se rendit à Coblentz : mal reçu des Princes, il eut une querelle, se battit la nuit au bord du Rhin et fut embroché. Ne pouvant remuer et n’y voyant goutte, il demanda aux témoins si la pointe de l’épée passait par-derrière : « De trois pouces », lui dirent ceux-ci qui tâtèrent. « Alors ce n’est rien », répondit Montlosier : « monsieur, retirez votre botte. »

François-René, vicomte de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe (1), Le livre de poche, p. 400.

Guillaume Colnot, 17 mai 2007
droit

Comme ils arrivaient sur moi, nus avec des gouttelettes sur la peau qui accrochaient le soleil, j’ai eu envie de la fille, et de me baigner aussi, j’avais chaud et j’étais surpris par le désir, mais je n’étais pas certain que ça m’aurait conduit où que ce soit, et je me suis contenté de les regarder venir, en détaillant discrètement la fille et en essayant de faire abstraction du type, notamment en espérant lui faire comprendre que sa nudité à lui ne m’intéressait pas du tout et même que je la trouvais répréhensible, que j’associais à sa désinvolture, mais que la fille c’était différent, elle avait droit à mon pardon.

Christian Oster, Rouler, L’Olivier, p. 23.

Cécile Carret, 26 sept. 2011
chaleur

Nous avions coutume alors de fermer les volets et de lire à la lumière d’une lampe des feuilles jaunies et des papiers qui nous avaient accompagnés dans maints voyages. Nous reprenions aussi de vieilles lettres, et ouvrions, afin d’y puiser courage, les livres éprouvés, où des cœurs depuis bien des siècles tombés en poussière nous dispensent leur chaleur.

Ernst Jünger, Sur les falaises de marbre, Gallimard, p. 88.

Cécile Carret, 27 août 2013
artistes

Dans la rue on ne verra bientôt plus que des artistes et l’on aura toutes les peines du monde à y découvrir un homme.

Arthur Cravan.

David Farreny, 15 oct. 2013
signes

Il est incontestable qu’à passer sans cesse, comme je le fais en ce moment, de Proust, ou Baudelaire, ou Hugo, ou Balzac, à ce qu’on appelle encore le texte moderne, celui des autres ou celui que j’écris, c’est l’insoutenable laideur, la balourdise, l’opacité du second qui apparaît par comparaison. Ce genre de textes ne me paraît plus véhiculer aucune vérité. C’est même l’amputation de toute vérité dont il est l’incarnation. Les mots y sont castrés de toute violence et de toute pensée. Pire encore : sont devenus incapables de penser cette castration qui est aussi celle de l’époque. Ils resteront comme des traces innommables du chaos, des graffitis de chiottes, des signes pour sociologues du futur, rien de plus.

Philippe Muray, « 1er octobre 1980 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, p. 94.

David Farreny, 2 mars 2015
contaminé

Nous récupérerons demain les rideaux du salon, les tableaux, après quoi, je suppose, nous ne reviendrons jamais plus dans cette maison. Entre autres étrangetés de la mémoire, il y a celle-ci : l’instant où nous y avons emménagé me semble proche tandis que celui, qui le précède immédiatement, où nous avons quitté la rue Gambetta, semble appartenir à un âge extrêmement éloigné, contaminé qu’il est, sans doute, par l’obscure éternité de l’enfance à laquelle, par l’effet du lieu, il touchait.

Pierre Bergounioux, « lundi 25 octobre 2004 », Carnet de notes (2001-2010), Verdier, p. 526.

David Farreny, 24 fév. 2024

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