Ils couchèrent en plein air, près des tertres de croix. Ils virent luire tristement dans la nuit les petites lampes des monuments funèbres. Ils mangèrent du pain aigre et des olives amollies. On ne sait pas s’ils volèrent. Ils furent magiciens ambulants, charlatans de campagne, et compagnons de soldats vagabonds. Pétrone désapprit entièrement l’art d’écrire, sitôt qu’il vécut de la vie qu’il avait imaginée. Ils eurent de jeunes amis traîtres, qu’ils aimèrent, et qui les quittèrent aux portes des municipes en leur prenant jusqu’à leur dernier as. Ils firent toutes les débauches avec des gladiateurs évadés. Ils furent barbiers et garçons d’étuves.
Marcel Schwob, « Pétrone, romancier », Vies imaginaires, Ombres, pp. 56-57.
Tout est dans la manière, et toute la manière est dans une pensée.
Henri Thomas, Londres, 1955, Fata Morgana, p. 25.
Je me suis levé à huit heures pour aller chez la radiologue. Elle a l’air d’une pute de la rue Saint-Denis, sympathique et drôle, avec un accent étonnant. Pendant que j’attendais, je l’entendais discuter avec une amie à qui elle faisait toute sorte de reproches :
« Je ne te fais pas de reproches, je constate, c’est tout. Tu es comme ça tu es comme ça : tu n’y peux rien, peut-être, et moi non plus. Je ne te fais pas de reproches : JE CONSTATE. »
Rien d’extra : ordinaire, comme dirait Aragon. On se serait cru à la maison.
Renaud Camus, « mercredi 3 novembre 1976 », Journal de « Travers » (2), Fayard, p. 1219.
17. Choses détestables
[…] Des gens de cette sorte, quand ils arrivent chez quelqu’un, balaient d’abord, avec leur éventail, la poussière de l’endroit où ils vont s’asseoir ; puis ils ne se tiennent pas tranquilles à leur place, ils s’étalent, prennent leurs aises, et ramènent sous leurs genoux le devant de leur vêtement de chasse. On pourrait croire que de telles manières se rencontrent seulement chez des personnes négligeables ; mais j’ai connu des gens d’une assez bonne condition, comme un « troisième fonctionnaire » du Protocole, dignitaire du cinquième rang, un ancien gouverneur de Suruga, qui se conduisaient pareillement. De même, c’est un spectacle extrêmement détestable que celui de gens qui, après avoir bu du vin de riz, crient fort, s’essuient la bouche d’une main hésitante, caressent leur barbe s’ils en ont une, et passent leur coupe à d’autres. Sans doute s’encouragent-ils mutuellement à boire ? Ils frissonnent, branlent la tête, font la moue, et chantent des chansons comme celle de « La jeune fille qui vint aux bureaux de l’administration provinciale ». Tout cela, je l’ai vu chez des gens très bien, et je trouve que c’est répugnant.
Sei Shônagon, Notes de chevet, Gallimard, pp. 53-54.
Si je n’ai pas gardé la couverture, j’écris près de la petite table dont j’aime l’élégante robustesse et la couleur acajou : elle supporte un crucifix sur pied que je ne regarde guère sans penser à cette femme dont le visage, la voix, la vie sont retournés au néant, et qu’aucun récit ne sauvera, sinon ce prénom fané qui dit un monde disparu et, peut-être, ce que le temps fait de nous alors même que nous ne sommes pas nés, nous appelant à lui sous le masque de l’amour et de la nécessité pour nous abandonner bientôt dans une vallée dont nous ne sortirons plus.
Richard Millet, Petit éloge d’un solitaire, Gallimard, p. 24.
Des corrélations entre topos et macrotopos
Des éléments suprasegmentaux,
Délivre-nous, Seigneur.
[…]
Du vocoïde,
Du vocoïde nasal pur ou sans occlusion consonantique,
Du vocoïde bas et du semi-vocoïde homorganique,
Délivre-nous, Seigneur.
[…]
Du programme épistémologique dans l’œuvre,
De la dimension épistémologique et de la dimension dialogique,
Du substrat acoustique du culminateur,
Des systèmes générativement compatibles,
Délivre-nous, Seigneur.
[…]
Des apparitions de Chomsky, de Mehler, de Perchonock
De Saussure, Cassirer, Troubetzkoy, Althusser
De Zolkiewsky, Jacobson, Barthes, Derrida, Todorov
De Greimas, Fodor, Chao, Lacan et caterva
Délivre-nous, Seigneur.
Carlos Drummond de Andrade, Exorcisme.
De Joinville à la Bastille, je bourlinguais au premier étage de ces vieux wagons de chemin de fer de Vincennes, si bien faits pour émouvoir les poètes, souvent férus d’ancienneté en raison, je pense, de cette pesanteur rétroactive qu’elle atteste et grâce à quoi le terminus de l’existence semble plus long à venir.
Ma paresse frise la monstruosité ; je suis trop raisonneur pour faire un visionnaire ; aucun dieu n’a jamais daigné me ventriloquer. Autant dire que l’évocation de ces formes de génie, toutes au-dessus de mes moyens, me déprime. Plus démoralisant encore est Aristote. « Les hommes qui furent exceptionnels en philosophie, en politique, en poésie, dans les arts, étaient mélancoliques, dit-il, certains au point de contracter des maladies causées par la bile noire, comme le mythique Héraclès – dont les anciens disaient qu’il souffrait de la “maladie sacrée”, nom donné au mal des épileptiques. » Je partage les maux d’Héraclès. Une sombre toxine circule dans mes artères et, parfois, le haut mal me terrasse. Mais je n’ai pas sa carrure. Mon seul héroïsme consiste à assommer mes démons intérieurs avec la massue de la chimie. C’est entre deux crises, pendant une éclaircie euphorique, que je tente d’écrire. […] Grâce à Montaigne, j’ai perdu tout complexe d’humilité à l’égard des grands auteurs dont, étudiant, je me gardais de relever et de commenter les obscurités, sinon les absurdités. Puisque, disait-il, les maîtres ne font que s’« entregloser », pourquoi s’interdire de reprendre les pages de l’un d’entre eux, ancien ou contemporain, et de griffonner remarques ou objections qui, même éparses et décousues, pourraient devenir à leur tour les éléments d’un essai personnel ? Montaigne confessait aussi que, quand il se hasardait à une méditation, il ne se sentait pas tenu de traiter à fond son sujet ni de n’en pas changer si cela lui plaisait. C’est devenu ma méthode. Du dialogue avec un philosophe, je passe à une conversation avec moi-même. Mon propos me barbe ? Je brise là. Il me tient à cœur ? Je le lâcherai plus tard, dès qu’il me rasera. Montaigne disait : « Je ne suis pas philosophe », ou, à la rigueur, « imprémédité et fortuit ». Sur mes cartes de visite, j’ai fait graver : « Philosophe sans qualités ».
Frédéric Schiffter, « Génie et pharmacie », Le philosophe sans qualités, Flammarion.
Drame de la solitude : je rencontre quelqu’un.
Jean-Pierre Georges, Jamais mieux, Tarabuste, p. 131.
J’aurais aimé m’approcher de cette lycéenne ; j’aurais aimé reconnaître Van ; j’aurais aimé que le temps fût vraiment aboli. Elle m’aurait embrassé ; je lui aurais proposé d’aller au cinéma Atlantic voir Yoyo de Pierre Étaix ; ensuite, nous aurions peut-être dîné chez mes parents. Comme la mort semble lointaine, invraisemblable, quand elle ne frappe pas ! Comme le passé semble beau quand il est aboli ! Nous nous apitoyons sur des fantômes que nous n’aimions pas et nous ressuscitons les morts pour mieux nous délecter du charme morbide du présent. Ce n’est pas la vie qui est sordide ou attrayante, ce sont les tableaux que nous en tirons. On ne se méfiera jamais assez de la littérature.
Roland Jaccard, « Mon père - Ce mercredi 22 septembre 1981 », L'âme est un vaste pays, Grasset.