Ainsi parle Iñigo. Don Rui tire sa lame
Et lui fend la cervelle en deux jusques à l’âme.
L’autre s’abat à la renverse, éclaboussant
Sa mule et le chemin des flaques de son sang.
Et chacun s’émerveille, et crie, et s’évertue :
— Holà ! — Jésus ! — Tombons sur l’homme ! Alerte ! Tue !
— Haut les dagues ! — Par Dieu ! Toque et crâne, du coup,
Sont fendues jusques aux dents. — En avant, sus au loup !
— Saint Jacques ! dit le Roi tout surpris, cette épée,
Si lourd que soit le poing, est rudement trempée.
Mais ceci m’est fâcheux, et j’en suis affligé.
Don Iñigo, ce semble, est fort endommagé ;
Il gît, blême et muet, et sans doute il expire.
Leconte de Lisle, « L’accident de Don Iñigo », Poèmes barbares, Gallimard, p. 244.
Être en surplomb d’un chiot, toujours spontanément joueur, avec la décision ferme de l’abattre en visant la boîte crânienne ou la colonne vertébrale, il semble qu’il y ait alors une hésitation générale. Peut-être est-ce l’idée d’abréger une croissance ou le sentiment de détruire le chien lorsqu’il est encore inoffensif, tuer un chiot de ses propres mains peu s’y risquent. Déjà y songer ; personne n’y songe. Le chiot est trop dépourvu de défenses, il vomira un paquet de sang au premier choc qui devrait être fatal, tant il n’est encore que masse cartilagineuse, mal abrité dans un calcaire incertain, l’énergie manque pour se diriger vers lui.
Bernard Lamarche-Vadel, Vétérinaires, Gallimard, pp. 62-63.
Par
1 000 m de fond
l’émerveillement gît
Jean-Pierre Georges, Passez nuages, Multiples, p. 22.
Comme une cloche sonnant un malheur, une note, une note n’écoutant qu’elle-même, une note à travers tout, une note basse comme un coup de pied dans le ventre, une note âgée, une note comme une minute qui aurait à percer un siècle, une note tenue à travers le discord des voix, une note comme un avertissement de mort, une note, cette heure durant
m’avertit.
Henri Michaux, « Passages », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 334.
Le réveil qui sonne le matin renvoie à la possibilité d’aller à mon travail qui est ma possibilité. Mais saisir l’appel du réveil comme appel, c’est se lever. L’acte même de se lever est donc rassurant, car il élude la question : « Est-ce que le travail est ma possibilité ? » et par conséquent il ne me met pas en mesure de saisir la possibilité du quiétisme, du refus de travail et finalement du refus du monde et de la mort.
Jean-Paul Sartre, « L’origine du néant », L’être et le néant, Gallimard, p. 73.
Au demeurant, on n’eschappe pas à la philosophie, pour faire valoir outre mesure l’aspreté des douleurs et l’humaine foiblesse. Car on la contraint de se rejetter à ces invincibles repliques : s’il est mauvais de vivre en nécessité, au moins de vivre en nécessité, il n’est aucune nécessité.
Nul n’est mal long temps qu’à sa faute.
Qui n’a le cœur de souffrir ny la mort ny la vie, qui ne veut ny resister ny fuir, que luy feroit-on ?
Michel de Montaigne, « Que le goust des biens et des maux dépend en bonne partie de l’opinion que nous en avons », Essais (I), P.U.F., p. 67.
Rêves irrévocables
Aucun réveil ne peut révoquer
Ce dont une nuit on a rêvé
Alors sur le quai de la gare
Tu te réveilleras trop tard
Tu verras ta vie s’éloigner
Comme ce qui s’évade du miroir
Quand on ouvre ses yeux dans le noir
Je feins le plus vif intérêt à l’interminable récit de ce raseur. J’écarquille les yeux, j’arrondis les lèvres, j’opine du chef, je lève les mains au ciel, dans l’espoir que mes expressions surjouées dignes du cinéma muet finiront en effet par le faire taire.
Éric Chevillard, « samedi 9 février 2013 », L’autofictif. 🔗
Pendant ces heures de lecture, mon père trouvait enfin, pour une fois, sa place, au soleil dehors sur le banc de la cour, ou sinon sur le tabouret sans dossier à la fenêtre de l’est, où il scrutait avec une mine puérile de savant chacun des caractères – image au souvenir de laquelle il me semble être encore assis auprès de lui.
Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 66.
Puis c’étaient de nouveau des châteaux, nichés sur de hautes pointes rocheuses, et des cloîtres, sombres anneaux de murailles autour desquels dans les étangs à carpes la lumière scintillait comme sur des miroirs.
Quand du haut de notre siège élevé nous regardions les séjours que l’homme a bâtis pour y cacher sa vie, son bonheur, ses nourritures, ses religions, alors tous les siècles fondaient à nos yeux en une seule réalité.
Et les morts, comme si les tombes s’étaient ouvertes, surgissaient invisiblement. Ils nous environnent dès que notre regard se pose avec amour sur une terre à l’antique culture, et tout comme leur héritage est vivant dans la pierre et le sillon, leur âme très ancienne est présente sur les terres et les campagnes.
Ernst Jünger, Sur les falaises de marbre, Gallimard, p. 44.
La conscience de l’inconscience de la vie est l’impôt le plus ancien que la vie ait connu.
Fernando Pessoa, « 13 », Le livre de l’intranquillité (1), Christian Bourgois.