imposé

Marbœuf n’a pas encore quarante ans. Il est à la moitié de sa vie et a déjà imposé l’idée qu’il ne faudrait attendre aucun livre de lui.

Jean-Yves Jouannais, Artistes sans œuvres, Hazan, p. 65.

David Farreny, 14 avr. 2002
secret

Mais on ne peut pas être indiscret avec moi, sauf en m’imposant ses propres discours, sa propre musique, ses propres bruits. Je n’ai pas de secrets et je m’en félicite tous les jours. Je trouve que rien n’est ennuyeux comme les secrets. Je respecte ceux des autres, puisqu’ils sont aux autres. Mais je ne les estime pas.

Rien ne serait épouvantable, cela dit, comme une société où les secrets seraient interdits. Le mépris du secret est une règle morale, et personnelle, nullement un impératif social…

Renaud Camus, « jeudi 26 janvier 1995 », La salle des pierres. Journal 1995, Fayard, p. 60.

Élisabeth Mazeron, 5 sept. 2003
admirables

Mucilage enchâssé dans une caverne osseuse, une fois privé de l’être, l’œil est destiné à pourrir quelque jour dans la tombe, à se dissoudre de nouveau en boue liquide ; mais aussi longtemps que subsiste en lui l’étincelle de vie, il sait jeter d’admirables ponts éthérés par-dessus tous les gouffres de l’extranéité qui se peuvent interposer entre un humain et un autre.

Thomas Mann, Les confessions du chevalier d’industrie Félix Krüll, Fayard.

David Farreny, 2 juin 2005
parce

Je crois que j’aime la mer à l’estuaire de l’Hérault, en face de La Tamarissière, à l’aval d’Agde. Ce n’est pas la mer, ce n’est pas la terre, le fleuve lui-même y est une sorte d’abstraction, entre deux rives empierrées. Elles se prolongent en deux jetées. De celle de gauche, au soleil couchant, on voit le monde en profil parfait, sur celle de droite. Un chien que ses affaires appellent en bout de digue, dans le soir orangé, est aussitôt le chien de Giacometti. Les pêcheurs à la ligne sont à l’encre de Chine. Un peu d’éternité infuse, parce qu’il n’y a vraiment rien à dire. Qui va chanter le Grau-d’Agde ? Flagrant et nul, simple et tranquille : l’ossuaire des saisons. C’est joli parce que ce n’est pas joli. Mais ce n’est pas laid non plus, mind you. Les adjectifs s’y trouvent un peu bêtes, voilà tout.

Renaud Camus, Le département de l’Hérault, P.O.L., p. 235.

David Farreny, 2 mars 2006
orgueil

Oui, il est toujours là. Tant pis ; accommodons-nous de sa présence et tâchons de le rendre de plus en plus subtil (il a déjà maigri de moitié depuis que je le taquine). Éducation de l’orgueil, quel programme ! Cela consisterait à lui donner carrière, à le satisfaire, à le pousser toujours plus avant jusqu’au point où il devient l’humilité et l’intelligence totale. Quand j’aurai le temps, j’essaierai.

Valery Larbaud, « Journal intime de A.O. Barnabooth », Œuvres, Gallimard, p. 119.

David Farreny, 24 avr. 2007
résonance

Claudette, qui travaillait au laboratoire où elle avait table, crayon et papier, entreprend de réécrire Le malade imaginaire, de mémoire. Le premier acte achevé, les répétitions commencent.

J’écris cela comme si ça avait été aussi simple. On a beau avoir une pièce bien en tête, en voir et en entendre les personnages, c’est une tâche difficile à qui relève du typhus, est constamment habité par la faim. Celles qui pouvaient aidaient. Une réplique était souvent la victoire d’une journée. […] L’émulation jouait aussi, et la fierté. Il s’agissait de montrer aux Polonaises, avec qui nous étions, et qui chantaient si bien, de quoi nous étions capables.

Chaque soir, battant la semelle et battant des bras – c’était en décembre – nous répétions. Dans l’obscurité, une intonation juste prenait une étrange résonance.

Charlotte Delbo, Auschwitz et après (2), Minuit, p. 91.

Cécile Carret, 27 août 2009
crampes

Dans cet amour, la dissonance est toujours repoussée, jamais résolue, sauvée comme disaient les traités. Une nouvelle couleur pour la tristesse, ce soir : très large, calme. Ce n’est plus la tristesse ordinaire d’après les séparations. À ce degré, c’est le regret de souffrances plus anciennes qui peuvent passer maintenant pour les crampes du bonheur.

Gérard Pesson, « dimanche 19 décembre 1993 », Cran d’arrêt du beau temps. Journal 1991-1998, Van Dieren, p. 124.

David Farreny, 22 mars 2010
hasard

À partir de Guttannen, le chemin est de plus en plus sauvage, désert et uniforme. Des deux côtés, ce ne sont que pierres nues et tristes. De temps à autre on aperçoit des sommets couverts de neige. Le sol plus égal forme parfois une vallée étroite et est encombré d’énormes blocs de granit. L’Aar présente quelques grandioses chutes d’eau qui s’effondrent avec une force effrayante. Au-dessus d’une de ces chutes, on a tendu un pont impressionnant où l’on est aspergé de gouttelettes. On voit ici de tout près la course puissante des flots jetés sur les rochers ; ceux-ci ressortent et on ne comprend pas comment ils peuvent résister à cette rage. Nulle part ne nous est offert un concept si pur de la nécessité naturelle qu’à la vue de cette course des flots jetés sur les rochers ; course éternellement continue et en l’absence continuelle de toute fin. Mais on voit que les côtés des rochers se sont arrondis peu à peu. On s’aperçoit également que la végétation souffre de plus en plus de la malédiction d’une nature dénuée de chaleur et de force. On ne rencontre plus de sapins, rien que des broussailles rabougries, des pins, des mousses, une misérable herbe, ou même pas, quelques mélèzes ou des cyprès. Des gentianes poussent en abondance à un endroit. Une famille cueille leurs racines et les brûle pour en faire de l’eau de gentiane. Cette famille vit ici l’été, à l’écart le plus complet des hommes ; elle a construit sa distillerie sous des blocs de granit que la nature a accumulés sans finalité et qui forment une tour ; les hommes ont su faire usage de cet emplacement de hasard.

Georg Wilhelm Friedrich Hegel, « jeudi 28 juillet 1796 », Journal d’un voyage dans les Alpes bernoises, Jérôme Millon, pp. 73-74.

David Farreny, 12 janv. 2011
baigner

Je me suis d’ailleurs mis à ressembler aux rats, depuis trente-cinq ans que je vis dans les caves, je n’aime plus guère me baigner, bien qu’il y ait une salle de bains juste derrière le bureau du chef. Si je prenais un bain, j’en tomberais malade, je dois y aller tout doucement avec l’hygiène ; comme je travaille avec mes mains, sans gants, je me les lave tous les soirs, mais je connais ça, moi ! Si je me les lavais plusieurs fois par jour, j’aurais la peau toute gercée. Parfois, pourtant, quand l’idéal grec de beauté m’envahit, je me lave un pied ou même le cou, la semaine suivante l’autre pied ou un bras, et, quand vient l’époque des grandes fêtes religieuses, je me nettoie le torse et les jambes, mais c’est prévu d’avance et je prends de l’antigrippine contre le rhume des foins que j’attrape même quand il tombe de la neige, et je connais ça, moi !

Bohumil Hrabal, Une trop bruyante solitude, Robert Laffont, p. 36.

Cécile Carret, 13 juin 2011
fusion

La compréhension d’une langue ne doit rien à la traduction, on n’apprend jamais dans l’enfance une langue en la faisant passer par l’autre, bien au contraire. Le français, d’emblée, a pris place en moi, et aucune tournure, aucun mot jamais ne me parurent étrangers, ils m’étaient familiers comme depuis toujours.

C’est peut-être l’une des propriétés de la langue française de tout de suite se situer dans l’intimité corporelle de celui qui parle. Or ma langue maternelle, l’allemand, que bien sûr je possède à l’égal du français et dans laquelle j’écris aussi, ne m’a jamais, pas même dans l’enfance, donné cette impression de fusion, comme si l’allemand faisait moins la part de chacun, mais contraignait de toute façon à une participation sonore qui engage plus le corps : il faut respirer à fond pour parler allemand, plus déployer la cage thoracique. Il oblige l’âme davantage, en lui permettant moins d’échapper à une armature linguistique plus contraignante. De plus, les Français parlaient tout autrement aux enfants que les Allemands, sans le timbre de voix mièvre et traînard. L’allemand employé pour s’adresser aux enfants est parlé d’une voix de tête qui simule l’affection. Il prend presque toujours un côté démonstratif mignard et menteur qui m’avait toujours fait peur : les gens qui parlent ainsi aux enfants peuvent tout aussi bien les étrangler, vite fait.

Le français donne une impression d’indifférence, de distance, comme si la langue vous laissait libre, comme si l’ensemble du vocabulaire et une certaine confusion grammaticale laissait plus d’échappées et comme s’il était plus facile qu’en allemand d’y prendre la clé des champs et d’y garder son quant-à-soi. C’est une langue d’intérieur faite pour être parlée dans des maisons avec de grandes fenêtres et des tapisseries à fleurs. C’est une langue souple et rassurante, la langue de la connivence, qui permet d’échanger bien des choses non dites cachées sous les mots.

Georges-Arthur Goldschmidt, La traversée des fleuves. Autobiographie, Seuil, p. 177.

Cécile Carret, 15 juil. 2011
lacune

                            Oui, pirates, baleiniers,

navigateurs tenaces du sensible,

n’ayant d’aucun destin à témoigner,

ont traversé ces mers accoutumées

dans l’anonyme flux des horizons,

traçant partout leurs routes — de fumées.

À peine un fin sillage de leur court

périple.

              Noms sur une pierre

                                                 encres

séchées sur un registre.

                                   Bref discours :

nés à…

              morts à…

                            perdus en mer…

                                                        Et une

date en regard de ces événements

fragiles feux follets d’une lacune,

pas même attestés par des témoins

de bonne foi, présents à ce scandale

d’apparitions et de disparitions

mystérieuses…

Benjamin Fondane, Le mal des fantômes, Verdier, p. 79.

David Farreny, 21 juin 2013
aubergiste

Les gens se trompent quand ils croient qu’ils mettent au monde des enfants. Ils accouchent d’un aubergiste ou d’un criminel de guerre suant, affreux, avec du ventre, c’est celui-là qu’ils font naître, pas des enfants. Alors les gens disent qu’ils vont avoir un petit poupon, mais en réalité ils ont un octogénaire qui pisse de l’eau partout, qui pue et qui est aveugle et qui boite et que la goutte empêche de bouger, c’est celui-là qu’ils mettent au monde. Mais celui-là, ils ne le voient pas, afin que la nature puisse se perpétuer et que le même merdier se poursuive à l’infini.

Thomas Bernhard.

David Farreny, 9 déc. 2014
licite

On peut attaquer un philosophe, polémiquer avec n’importe qui. S’en prendre à un écrivain est beaucoup plus grave. Je ne peux pas tomber sur un écrivain (mort ou vivant) comme je tomberais sur n’importe qui. Il y faut une loi. L’attaque d’un écrivain devient licite dès lors qu’il se conduit en thérapeute social, en médecin du monde, guérisseur sans frontières.

Philippe Muray, « 17 avril 1982 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, p. 166.

David Farreny, 2 mars 2015

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