Tardivement, les platanes du boulevard MacDonald ont perdu toutes leurs feuilles, lesquelles se sont amoncelées ici et là en couches épaisses : ainsi le long de la grille qui sépare le trottoir nord du boulevard des voies de la gare de l’Est, près de l’entrée de la déchetterie, autour de cet objet couché de travers sur le bitume, grossièrement cylindrique, de couleur grise, de texture granuleuse, tel un pied d’éléphant au terme d’un long séjour dans le permafrost.
Jean Rolin, La clôture, P.O.L., p. 194.
Les Anciens pourraient dire à raison que leurs poèmes, simplement chantés, étaient publiés, tandis que nos livres, imprimés, restent toujours inédits.
Giacomo Leopardi, Zibaldone, Le Temps Qu’il Fait.
L’efficacité thérapeutique du pont naissait de son application directe à l’inimitié forte, concentrée de l’endroit.
Il ne mesurait guère plus de six ou sept mètres. À l’extrémité mobile, pour la dilatation, sous la plaque de garde-grève, on devinait le profil en double té des poutres principales. Elles reposaient sur une platine de fer scellée, elle-même, sur le sommier en pierre de taille. Le platelage en tôle striée masquait les entretoises. Mais il était facile de descendre le massif de la culée et on pouvait les voir par-dessous, avec leur contreventement en croix de Saint-André. Les traverses étaient agrafées sur les longerons. Elles étaient renforcées par des cornières de butée qui servaient à lutter, m’expliquerait plus tard le chef de gare, contre l’arrachement produit par le freinage des convois. Le tout était enduit d’une épaisse peinture grise, qui avait dégouliné sur les flancs des poutres et maculait la pierre très tenace — du granite, sans doute — à joints creux, du sommier. Voilà pour la chose.
Pierre Bergounioux, Simples, magistraux et autres antidotes, Verdier, pp. 30-31.
Peut-être, dans le noir de la nuit, après une journée décomposante, cela dit « tranquillise-toi, tu as encore une chambre ».
Henri Michaux, « Façons d’endormi, façons d’éveillé », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 469.
Les deux hommes continuent à parler. Parler ! C’est d’avoir parlé qu’il reste partout des constructions, des constructions embarrassantes, inutiles, devenues énormes, cyclopéennes, de plus en plus inutiles, sans emploi, par l’adjonction de nouvelles paroles, de nouveaux parleurs… qui toujours laissent des restes.
Henri Michaux, « En rêvant à partir de peintures énigmatiques », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 699.
Le livre est un intermédiaire vieilli entre deux systèmes différents de fichiers.
Walter Benjamin, Sens unique, Maurice Nadeau.
Oraliser le poème, le lire en public à voix haute, m’est devenu possible, mais cela n’allait pas de soi, et n’est aucunement devenu une nécessité. Le poème reste d’abord une musique mentale, pour l’oreille interne. La page est sonore et silencieuse à la fois, une sorte de musique d’œil où j’entends parfaitement rythmes et sons. On peut ajouter que lire à voix haute force à trancher entre des propositions que la page laissait simultanément libres. En lisant, j’impose telle connexion de sens, alors que l’écrit me permettait de le laisser flottant. La même question se pose pour la traduction du poème en une autre langue. Si j’écris « la vie / dure », la voix ou le traducteur devra trancher entre verbe et adjectif, alors que l’écrit cumule les deux possibilités. Cette question de l’épaisseur du simple m’intéresse depuis longtemps.
Antoine Émaz, Lichen, encore, Rehauts, p. 31.
5 heures de l’après-midi, la digitale pourprée : crescendo trillé du phragmite des joncs, rythmes puissants, acidulés et grincés, de la rousserolle turdoïde. Coassement sec et flasque d’une grenouille. La mouette rieuse part en chasse. Les nénuphars. Concert en duo de deux rousserolles effarvattes.
6 heures du soir, les iris jaunes et la locustelle tachetée. Une foulque (noire, plaque frontale blanche) semble choquer des pierres et souffler dans une petite trompette pointue. L’alouette des champs s’élève et jubile en plein ciel, les grenouilles lui répondent dans l’étang. Un râle d’eau, invisible, pousse une série de cris effroyables — cris de pourceau qu’on égorge — en hurlement décroissant, diminuendo.
9 heures du soir : coucher de soleil, rouge, orangé, violet, sur l’étang des iris. Le héron butor mugit — son de trompe grave, un peu terrifiant. Le soleil est un disque de sang : l’étang le répète — le soleil rejoint son reflet et s’enfonce dans l’eau. Le ciel est violet sombre.
Minuit : la nuit est installée, toujours solennelle comme une résonance de tam-tam. Le rossignol commence ses strophes mystérieuses ou mordantes. Une grenouille agite des ossements.
3 heures du matin : de nouveau, un grand solo de rousserolle effarvatte. Et nous terminons sur un rappel de la musique des étangs, avec le dernier mugissement du héron butor…
Olivier Messiaen, « Livre IV, VII. La rousserolle effarvatte », Catalogue d’oiseaux.
La réponse n’est pas hors du texte ou dans le texte. Elle est le texte.
Georges Perros, Papiers collés (3), Gallimard, p. 95.
C’est ici qu’Esti aurait souhaité vivre. Il imagina aussitôt qu’il descendait du train, s’installait dans cet enfer de roche, devenait forestier ou plutôt casseur de pierres, épousait une fille croate au pâle visage rond comme une pomme, en fichu noir, jupe blanche et tablier noir, et puis qu’il vieillissait avec elle sans donner de ses nouvelles et serait enterré dans la vallée, anonyme. Mais il imagina aussi qu’il était le maître de ces montagnes et de ces forêts, riche, puissant, connu et admiré de tous, peut-être même plus grand qu’un roi. Son imagination s’exerçait sur toute chose. Il pouvait jouer avec sa vie, puisqu’elle était encore devant lui.
Dezsö Kosztolányi, Kornél Esti, Cambourakis, p. 65.
Il fut un temps, camarades,
où nos pieds enfonçaient dans la terre comme le fer à charrue,
la sève nous prenait pour un arbre, y montait
les oiseaux nous prenaient pour des toits, s’y nichaient,
et la femme venait à nous, nous prendre la semence
pour en faire je ne sais quoi —
Étions-nous donc des dieux ?
Il fut un temps, camarades,
où le sanglot des hommes monta jusqu’à nos reins
le fruit était-il donc véreux ?
le mal était-il incurable ?
Ah, il fallait jeter des ponts sur les rivières
arracher le secret aux herbes, aux entrailles
des choses —
inventer, oublier des quantités de choses !
Si ce monde est mauvais que de mondes
à naître ! Nous y pourvoirons.
Il fut un temps, camarades,
où nous nous sommes usés au monde,
où nos regards en y entrant se sont tordus comme clous
la vieillesse, la solitude,
savez-vous ce que c’est ? et l’affreuse nouvelle
qu’on meurt sur les saisons ?
Allez, allez, il faut s’agripper à la vie !
Et la vie s’est effondrée comme un plancher pourri
et la noce des jours est tombée dans la cave
avec ses musiciens aveugles…
Je ne songeais pas, camarades,
qu’un jour nous referions ce voyage d’Ulysse
les bourses vides. Il fut un temps
où nous ne songions pas que notre soif des hommes
et notre soif d’éternité
ne feraient plus qu’une poignée
de fiente, à peine chaude
— d’oiseaux.
Benjamin Fondane, « Ulysse », Le mal des fantômes, Verdier, pp. 68-69.
La femme : « Aujourd’hui je suis allée en ville avec Stéphane. Il ne me comprend pas, les banques, les stations-service, les stations de métro, il trouve ça magnifique. »
L’éditeur : « Peut-être y a-t-il là-dedans une beauté nouvelle que nous ne pouvons simplement pas encore voir. »
Peter Handke, La femme gauchère, Gallimard, p. 61.
Les amours comparés de Chateaubriand et de Stendhal constitueraient un sujet psychologiquement très fécond, qui apprendrait certaines choses à ceux qui parlent si légèrement de Don Juan. Voici deux hommes au pouvoir créateur gigantesque. On n’ira pas dire que ce sont deux petits messieurs effrontés — image ridicule à laquelle finit par se réduire Don Juan pour certains esprits très étroits et incultes. Cependant, ils ont tous deux consacré le meilleur de leur énergie à essayer de vivre toujours amoureux. Ils n’y sont pas parvenus, assurément. C’est apparemment une affaire difficile pour une grande âme de tomber follement amoureux. Mais le fait est qu’ils l’ont tenté chaque jour et qu’ils réussissaient presque toujours à se donner l’illusion qu’ils aimaient. Ils prenaient leurs amours beaucoup plus au sérieux que leur œuvre. Curieusement, il n’y a que ceux qui sont incapables de faire une grande œuvre pour croire le contraire : qu’il faut prendre au sérieux la science, l’art ou la politique et dédaigner les amours comme occupation frivole. Je ne juge pas : je me limite à faire remarquer que les grands créateurs humains ont été généralement des gens très peu sérieux, selon l’idée petite-bourgeoise de cette vertu.
José Ortega y Gasset, Études sur l'amour, Payot, pp. 50-51.
Quelle triste ironie ! À peine eut-on enfin admis que les Noirs aussi avaient une âme que l’on découvrait que les Blancs n’en avaient pas non plus.
Éric Chevillard, « vendredi 4 octobre 2024 », L’autofictif. 🔗