berme

La micheline courait sur une corniche sinueuse, étayée, par places, de piliers noyés, de pans maçonnés. À droite, lorsqu’on montait, le roc grossièrement dressé à coups de pic coulissait tout contre la vitre. Il répercutait le mugissement du diesel logé sous la bosse à évents, derrière la cabine. On avait l’impression d’être emporté dans la carcasse de quelque pachyderme dont la micheline avait, aussi, l’allure déhanchée ou bien, comme Jonas, dans la panse du Béhémot. Je ne sais plus quelle crainte l’emportait, l’écrasement contre la muraille ou la chute fracassante dans les écueils et les bouillons de la rivière. La berme, par moments, n’excédait pas le mètre quatre cent trente-cinq d’écartement standard de la voie et, sous le bas de caisse du wagon, lorsqu’on tournait, il y avait le vide. On se disait, tout bas, que ça ne pouvait pas continuer bien longtemps.

Pierre Bergounioux, « Le pont de Bonnel », Un peu de bleu dans le paysage, Verdier, p. 10.

David Farreny, 27 avr. 2002
voire

Le règne du Même provoque en eux le culte exacerbé des qualités intimes, voire factices, qui les font être autres.

Alain Finkielkraut, L’ingratitude, Gallimard, p. 90.

David Farreny, 6 juin 2004
hauteur

Il faut se fixer des idéaux atteignables quand on ne saute pas deux mètres cinquante en hauteur de vue.

Jean-Pierre Georges, L’éphémère dure toujours, Tarabuste, p. 10.

David Farreny, 9 juin 2008
hiver

Tout le monde est malade, grippe, arête, l’hiver taille en pièces. Genève, elle, est pleine de campagne et je te vois reprenant tes sentes sous les horloges bleues, et dans la nuit, au-dessus du lac, contre la montagne. LA PAIX HÔTEL DE LA PAIX HÔTEL DE sur son parapet. On doit entendre au Richemond des bouts de concerts. Je t’aime même dans mon sommeil. Je lis tard.

Dominique de Roux, « lettre à Christiane Mallet (15 décembre 1971) », Il faut partir, Fayard, p. 278.

David Farreny, 21 août 2008
égal

Marc avait aussi un fils, qui vivait loin de lui. Trop loin. Il ne souhaitait pas en parler. Il préférait reparler de la femme du métro. Ça l’intéressait de s’intéresser à elle. Ça l’occupait. Moi aussi, dis-je. Marie m’occupe. Je vous trouve vieux, tous les deux, intervint Kontcharski. Vous ne vivez pas assez. Et vous ? dis-je. Qu’est-ce que vous vivez de plus, Cyril ? Je ne voulais pas l’agresser, mais je voulais défendre Marc. Moi, ça m’était égal, je ne prétendais pas vivre, je trouve que c’est une ambition stupide. On vit de toute façon et en fin de compte quelque chose s’est passé. Ou a passé. Bref.

Christian Oster, Trois hommes seuls, Minuit, p. 53.

Cécile Carret, 14 sept. 2008
ductilité

On est beaucoup plus endurant à dix-sept ans qu’avec deux fois cet âge. On n’en porte que la moitié. On n’a rien que des illusions à dépouiller, une douleur à répudier. On a une espérance, l’idée neuve, étourdissante qu’on peut. Puis on en a le double. On a fait ce qu’on devait. Ce qu’on voulait tarde à se produire et on n’ira surtout pas se demander si ce ne serait pas, par hasard, parce qu’on ne pouvait pas. Il est trop tard pour l’admettre. On a perdu la ductilité ou la ténacité qui permettrait, ça aussi, de le subir en plein, de le penser. On va feindre, aussi, de ne pas trop bien savoir ce qu’on fabrique alors qu’on s’occupe activement du chantier obscur qu’on avait abandonné dix-sept ans auparavant.

Pierre Bergounioux, L’orphelin, Gallimard, p. 171.

Élisabeth Mazeron, 21 juin 2010
scissiparité

Quand je repense à cette dizaine de mois pendant lesquels j’ai correspondu avec vous, moi qui ne vivais plus depuis près de dix ans, cette expression s’est imposée grâce à vous, j’ai eu accès à une forme de vie.

Ces mots évoquent en principe l’existence élémentaire des amibes et des protozoaires. Pour la plupart des gens, il n’y a là qu’un grouillement un peu dégoûtant. Pour moi qui ai connu le néant, c’est déjà de la vie et cela m’impose le respect. J’ai aimé cette forme de vie et j’en ai la nostalgie. L’échange des lettres fonctionnait comme une scissiparité : je vous envoyais une infime particule d’existence, votre lecture la doublait, votre réponse la multipliait, et ainsi de suite. Grâce à vous, mon néant se peuplait d’un petit bouillon de culture. Je marinais dans un jus de mots partagés. Il y a une jouissance que rien n’égale : l’illusion d’avoir du sens. Que cette signification naisse du mensonge n’enlève rien à cette volupté.

Amélie Nothomb, Une forme de vie, Albin Michel, pp. 156-157.

Élisabeth Mazeron, 27 sept. 2010
spirites

À l’aube, des disputailleries de corvidés sur une grue voisine, nettement audibles dans le demi-sommeil. À ces cris qui semblaient parfois excédés d’en être réduits à l’inarticulé, sont venus se superposer des lambeaux de rêves qui, pour tâcher de leur donner un sens, proposaient d’y voir quelque chose comme la naissance d’un langage — voire du langage lui-même. Le réveil a remis les choses en place en démontant brutalement l’ingénieux petit échafaudage mental. « Les spirites ne travaillent pas au soleil » (P. Valéry).

Gilles Ortlieb, « Vraquier », « Théodore Balmoral » n° 68, printemps-été 2012, p. 98.

David Farreny, 19 mars 2013
réveil

Encore une journée qui s’en va, une journée carnivore

et l’ai-je retenue ? J’ai dormi. Et pendant mon sommeil, j’ai vieilli.

Ma paresse, ce vieux serpent qui me conseille

m’a dit, comme toujours : « Attendons à demain.

Ces changements sont lents, si lents, on a le temps —

les forces sont inégales,

bouger, c’est dépenser cette énergie exacte

dont tu auras besoin, demain, pour te lever

et rayonnant, forcer les anges du néant.

Demain, il est encore temps, allons dormir :

cette journée qui s’en va fera place à une autre,

à une autre qui point, qui vient, qui sera là,

et qui, dans sa beauté explosive, sera

ta journée de réveil, terrible et décisive

Benjamin Fondane, Poèmes retrouvés, Parole et Silence, p. 44.

David Farreny, 27 avr. 2013
chaleur

Nous avions coutume alors de fermer les volets et de lire à la lumière d’une lampe des feuilles jaunies et des papiers qui nous avaient accompagnés dans maints voyages. Nous reprenions aussi de vieilles lettres, et ouvrions, afin d’y puiser courage, les livres éprouvés, où des cœurs depuis bien des siècles tombés en poussière nous dispensent leur chaleur.

Ernst Jünger, Sur les falaises de marbre, Gallimard, p. 88.

Cécile Carret, 27 août 2013
parfois

La noblesse humaine est l’œuvre que le temps cisèle parfois dans notre ignominie quotidienne.

Nicolás Gómez Dávila, Scolies à un texte implicite, p. 65.

David Farreny, 20 mai 2015

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