Le département des Hautes-Pyrénées a deux enclaves dans celui des Pyrénées-Atlantiques. J’ai un goût marqué des enclaves et suis allé religieusement observer, sans y pénétrer, l’enclave espagnole de Llivia, dans les Pyrénées-Orientales, près de Bourg-Madame. Ce goût a certes précédé la métaphore que j’en tire, dont pourtant je ferais volontiers une éthique : introduire dans chaque discours ce qu’il refoule, être dans chaque groupe ce qu’il exclut. Enclave de la nostalgie dans la modernité, puis violemment l’inverse… Les enclaves ne se conçoivent qu’emboîtées.
R.B. se disait à l’arrière-garde de l’avant-garde. Il ne serait pas mal d’être un chevau-léger galopant sans cesse dans les deux sens le long de la colonne en marche, et donnant des nouvelles au passage. Mais y a-t-il une colonne en marche, et vers où ?
Renaud Camus, « vendredi 13 juin 1980 », Journal d’un voyage en France, Hachette/P.O.L., p. 504.
Nostalgie de la femme : une nouvelle crise.
Valery Larbaud, « Journal intime de A.O. Barnabooth », Œuvres, Gallimard, p. 109.
Parfois, de très grandes fatigues m’envahissent. Alors en moi l’esprit terre à terre rend son tablier. Il le plie soigneusement, le pose sur l’étagère à tabliers avec les autres, bien repassés, qui serviront plus tard, et se met en disponibilité, sachant qu’il n’est pas de taille à lutter. De très anciennes fatigues, issues intactes et parées de profondes ténèbres, fraîches comme au commencement du monde, inflexibles, chaleureuses. Elles m’enveloppent de leur vigilance, l’air absent, surgissent sans claironner. J’ai ainsi appris à être en communication muette avec les milliards de fatigues qui m’ont précédé. Cependant de ce contact inouï je ne peux rien retirer, aucun savoir, nulle connaissance. Je ne peux qu’y puiser la force d’attendre sans mourir la fin de l’assaut.
Mathieu Riboulet, Un sentiment océanique, Maurice Nadeau, p. 12.
La religion des Mazanites déplaît aux Hulabures et les révolte. Ils se sentent couler dans une vaste infection, quand ils y songent.
Pourtant les Mazanites trouvent leur religion, le chemin évident vers la sainteté et le déploiement naturel de ce qui élève l’homme et compte véritablement en lui. Ils ont d’ailleurs trois cultes. Mais les Hulabures n’en voient qu’un. Un qu’ils détestent.
Les Hulabures font donc la guerre aux Mazanites et souvent avec succès.
Les Hulabures attachent leurs prisonniers de guerre avec un crochet à la langue, un crochet au nez, un crochet à la lèvre supérieure et deux autres petits crochets aux oreilles.
Quand ils ont pu employer de la sorte une trentaine d’hameçons, ils sont fiers et en paix avec eux-mêmes ; la noblesse éclate sur leurs visages. Ils font ça pour Dieu… je veux dire pour Celui de leur nation, pour l’honneur du pays, enfin, peu importe, entraînés par un sentiment élevé, austère et de sacrifice de soi.
Henri Michaux, « Voyage en Grande Garabagne », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 41.
Vendredi – Tapis d’Orient, paraboles, serviettes de bain, draps à carreaux. Nombreuses les fenêtres sages, mais peu sont vraiment nues.
Anne Savelli, Fenêtres. Open space, Le mot et le reste, p. 20.
Eh bien, cette propension à l’aveu que je manifeste de temps à autre vient, me semble-t-il, de deux sources bien différentes. La première étant, comme j’ai dit, la certitude bien ancrée qu’aucun aveu ne change quoi que ce soit à sa propre personnalité, ne guérit ni n’aggrave ses éventuelles failles, la certitude anti-psychanalytique en somme — une des seules peut-être qui ne m’aient jamais quitté, avec celle de l’inexistence de Dieu. La seconde étant une extraordinaire surestimation de moi-même dont il m’arrive de temps à autre d’être victime, et qui m’amène à penser qu’aucun aveu ne pourra épuiser l’indéfinie richesse de ma personnalité, qu’on pourrait puiser sans fin dans l’océan de mes possibles — et que si quelqu’un croit me connaître, c’est simplement qu’il manque d’informations.
Je me sens parfois comme Nietzsche jugeant bon, dans Ecce homo, de livrer à l’impression le détail de ses habitudes alimentaires, comme son goût pour le « cacao fortement dégraissé », persuadé qu’il était que rien de ce qui le concernait ne pouvait être absolument sans intérêt (et le pire est que ce sont des pages qu’on lit, en effet, avec un certain plaisir ; des pages qui, peut-être, survivront à Ainsi parlait Zarathoustra).
Michel Houellebecq, Ennemis publics, Flammarion-Grasset, pp. 47-48.
Le délice de ces matinées : le soleil, la maison, les roses, le silence, la musique, le café, la quiétude insexuelle, la vacance des agressions.
Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, Seuil.
je partant voix sans réponse articuler parfois les mots
que silence réponse à autre oreille jamais
si à muet le monde pas de bruit
fonce dans le bleu cosmos
plus question que voyage vertical
je partant glissure à l’horizon
tout pareil tout mortel à partir du je
à toutes jambes fuyant l’horizon
enfin n’entendre que musique dans les cris
assez assez
exit
entrer né sur débris à peine reconnu le terrain
émergé de vase salée le fœtus sorti d’égout
plexus solaire rongé angoisse diffusant poumons souffle
haletant
Danielle Collobert, « Survie », Œuvres (1), P.O.L., p. 415.
riant à gorge déployée de cette plante molle qui croît dans un ventre et développe tardivement la charpente osseuse qui va la soutenir et l’articuler, tel un arbre qui commencerait par produire une nuée de feuilles vibrantes puis seulement accrocherait celle-ci à des branches attaché à un tronc enraciné dans le sol, et qui conserve à jamais de cette période où son corps levait comme une pâte susceptible d’adopter les formes les plus aberrantes de grandes dispositions pour l’effroi et ses terribles grimaces mais aussi le tourment perpétuel de l’hésitation, ce flottement dans les gestes, ce flou dans le regard, cette figure confuse, en permanence ces airs louches de voisin d’urinoir, riant de tout cela comme de toute chose, pour faire mes dents, sans doute
Éric Chevillard, Le vaillant petit tailleur, Minuit, p. 19.
tu te souviens Mon Cœur quand nous étions heureux ?
oui Mon Amour c’était il y a très longtemps
c’était quand nous avions ces femmes secourables
sur qui nous pouvions compter dans nos grands chagrins
il y avait alors du soleil au jardin
nous n’étions jamais seuls au moment du malheur
or aujourd’hui ces saintes femmes sont parties
la ville a envahi les jardins d’alentour
le bruit et la fumée des moteurs nous écrasent
et nous pleurons sans le secours de leur pardon
nous pleurons en sentant notre viande malade
comme un morceau jeté aux chiens des carrefours
et nous sommes si seuls ! dans cette ville atroce
seuls pour marcher sur son tarmac seuls pour aller
demander à la nuit de nous ouvrir sa fosse
alors qu’avant Mon Cœur nous vivions dans l’amour
secret et persistant de ces femmes fidèles
qui aujourd’hui hélas ! sont mortes pour toujours
William Cliff, « Les saintes femmes », Immense existence, Gallimard, p. 117.
J’ai fini par prendre une douche d’où je suis sorti nu, ayant oublié que les fenêtres l’étaient tout autant, et me retrouvant devant la vitre, face à une jeune fille qui, à la fenêtre d’en face (la salle de bains donnant sur une rue assez étroite), me regardait sans sourciller. Je ne cherchais pas à couvrir une nudité qui, d’une certaine façon, me protégeait plus que si j’avais caché sous une serviette mon corps de quasi-quinquagénaire : elle signalait ma bonne foi, cette nudité, surtout en pays luthérien, naguère réputé pour la liberté de ses mœurs et aujourd’hui politiquement correct, comme le reste de l’Europe, ma nudité attestant aussi bien de mon innocence, laquelle me donnait envie de sourire, sans que ce sourire en amenât un sur les lèvres de la jeune fille qui se tenait debout, comme moi, les bras ballants, ses cheveux raides et blonds mangeant un visage dont elle appuyait le front sur la vitre, j’allais dire sur la nuit, de sorte que je ne pouvais voir si elle était jolie, son attitude me le suggérant néanmoins et mon sexe se dressant peu à peu, presque douloureusement, comme s’il en appelait non pas aux paumes ouvertes de la jeune fille ni à sa bouche ou à son ventre, mais à la nuit claire et glaciale, que je désirais soudain heureuse.
Richard Millet, La fiancée libanaise, Gallimard, p. 376.
Nombreux sont les poètes qui appellent « poésie » une simple forme d’irresponsabilité intellectuelle.
Nicolás Gómez Dávila, Scolies successives à un texte implicite, p. 167.