absurdes

Armande avait beaucoup de traits de caractères fâcheux, pas si rares à vrai dire, qu’il acceptait en bloc comme les clés absurdes d’une ingénieuse devinette.

Vladimir Nabokov, La transparence des choses, Fayard, pp. 98-99.

David Farreny, 20 mars 2002
eux

C’est effrayant de penser qu’il y ait tant de choses qui se font et se défont avec des mots ; ils sont tellement éloignés de nous, enfermés dans l’éternel à-peu-près de leur existence secondaire, indifférents à nos extrêmes besoins ; ils reculent au moment où nous les saisissons, ils ont leur vie à eux et nous la nôtre. Je l’éprouve plus douloureusement que jamais en vous écrivant, Chère ; infiniment Chère à qui je voudrais dire tout. Mais comment ?

Rainer Maria Rilke, « 7 décembre 1907 », Lettres à une amie vénitienne, Gallimard, p. 15.

David Farreny, 10 fév. 2007
insoulevable

Je ne crois guère aux beautés qui peu à peu se révèlent, pour peu qu’on les invente ; seules m’emportent les apparitions. Celle-ci me mit à l’instant d’abominables pensées dans le sang. C’est peu dire que c’était un beau morceau. Elle était grande et blanche, c’était du lait. C’était large et riche comme Là-Haut les houris, vaste mais étranglé, avec une taille serrée ; si les bêtes ont un regard qui ne dément pas leur corps, c’était une bête ; si les reines ont une façon à elles de porter sur la colonne d’un cou une tête pleine mais pure, clémente mais fatale, c’était la reine. Ce visage royal était nu comme un ventre : là-dedans les yeux très clairs qu’on miraculeusement des brunes à peau blanche, cette blondeur secrète sous le poil corbeau, cette énigme que rien, si d’aventure vous possédez ces femmes, ni les robes soulevées, ni les cris, ne dénoue. Elle avait entre trente et quarante ans. Tout en elle était connaissance du plaisir, celui sans doute qu’on entend d’habitude, mais celui aussi qu’elle dispensait à tous, à elle-même, à rien quand elle était seule et ne se voyait plus, seulement en posant là le gras de ses doigts, en tournant un peu la tête et alors les sequins d’or qu’elle avait aux oreilles touchaient sa joue, en vous regardant ou en regardant ailleurs, et ce plaisir était vif comme une plaie ; elle savait cela ; elle portait cela avec vaillance, avec passion. Allons, on ne peut en parler : non, ça n’est pas né de l’argile : c’est comme le battement furieux de milliers d’ailes en tempête et il n’y a pas pourtant de matière plus comble, plus lourde, plus enferrée dans son poids. Le poids de ce mi-corps somme toute gracile en dépit de l’évasement des seins était considérable. Des paquets de cigarettes bien rangés derrière elle l’auréolaient. Je ne voyais pas sa jupe ; c’était pourtant là derrière le comptoir, démesuré, insoulevable. La pluie brusque dehors fouettait les vitres : je l’entendais crépiter sur cette chair intacte.

Pierre Michon, La Grande Beune, Verdier.

Cécile Carret, 21 fév. 2009
sort

La forme, c’est toujours une insoumission au sort (qui n’est même pas de mourir, mais de crever). Les plus grands souverains s’y sont pliés comme les plus petits, et peut-être ferions-nous bien, rois de nous-mêmes, de les imiter dans notre administration de notre propre existence. En ce qui me concerne, je m’y emploie assez activement, et ne m’approche qu’au prix d’un méticuleux décorum (d’autant que je me sais pas commode). Éternellement : « Credo che bisogna essere molto formali nel mangiare da soli. »

Renaud Camus, « mardi 29 août 2006 », L’isolation. Journal 2006, Fayard, p. 349.

David Farreny, 4 août 2009
pièce

Ensuite je fus assis, épuisé et content, dans mon unique pièce ; plutôt pauvre en meubles, mais je sais au besoin prendre le coffre de ma machine à écrire pour oreiller et me couvrir avec la porte de la chambre. En outre, on pense mieux entouré de peu d’ustensiles : mon idéal serait une pièce vide sans porte ; deux fenêtres nues, sans rideaux, dans chacune se détire une croix maigre – inestimables pour ces sortes de ciels comme le matin vers quatre heures ; ou le soir, quand les grêles langues rouges de serpents poursuivent le soleil de leurs sifflements (mes doigts se courbent en conséquence).

Arno Schmidt, « Échange de clés », Histoires, Tristram, p. 69.

Cécile Carret, 22 nov. 2009
tout

Que rien ne te trouble

Que rien ne t’épouvante

Tout passe

Sainte Thérèse d'Avila.

David Farreny, 22 mars 2010
impatience

L’impatience, qui ne serait que le désir d’être ailleurs, connaît deux règnes de natures peu comparables. L’aiguillon de l’un, le désir, tous les désirs, induisent une impatience réactive qui peut saisir et compromettre des instants ou des actions très courtes — être mal ici, parce qu’on pourrait être mieux ailleurs (K. hier pendant la Sixième de Bruckner à Pleyel). Vouloir être ailleurs, transposé à grande échelle, vouloir être un autre, et peut-être, dans une version adoucie, se contenter de seulement vouloir être un autre, implique une résignation qui est le deuxième règne de l’impatience, et, sans doute, son retournement. Le désir impatient, son temps serré est d’essence occidentale ; la patience de l’impatience, son temps lâché, d’essence orientale.

Gérard Pesson, « vendredi 20 septembre 1996 », Cran d’arrêt du beau temps. Journal 1991-1998, Van Dieren, p. 246.

David Farreny, 27 mars 2010
panneau

Monsieur Songe qui est coquet mais pas malin ajoute un dit-il à tel propos très personnel qui tombe de sa plume, croyant ainsi donner le change, faire accroire que ledit propos n’est pas de lui s’il lui paraît faible ou contestable. Il tombe dans le panneau, prenant ses distances par rapport à un monsieur Songe narrateur alors qu’il sait fort bien que c’est lui qui parle, dans ce cas-là du moins.

Robert Pinget, Monsieur Songe, Minuit, p. 72.

Cécile Carret, 8 déc. 2013
unisson

Il fait beau et je ne suis pas à l’unisson.

Pierre Bergounioux, « mardi 3 mai 2016 », Carnet de notes (2016-2020), Verdier, p. 90.

David Farreny, 6 mai 2024
pragmatique

L’homme de génie, affligé d’une atrophie du vouloir-vivre aggravée d’une hypertrophie de l’intellect, souffre, à cause de ce déséquilibre interne, d’un sentiment d’étrangeté au monde. Il y vit et l’observe comme s’il y était en exil. L’homme ordinaire, quant à lui, doté d’une intelligence soumise au vouloir-vivre qui anime le monde, parvient à s’en faire une représentation pauvre et superficielle mais pragmatique. Même s’il y éprouve l’adversité, il y agit avec l’aisance et l’efficacité d’un familier. Le monde est son monde. Ce qu’il y fait, ou ce qu’il y produit, s’inscrit dans l’époque et en épouse la forme. Voilà pourquoi, par exemple, l’artiste de talent, d’une intelligence de même étoffe, mais plus fine, s’emploie à fabriquer des ouvrages teintés de l’air du temps qui ne laissent pas de plaire à ses contemporains. Attentif à leurs goûts ou à leurs préoccupations, il sait y répondre au moment opportun. Misant aussi sur leur inculture due, justement, à leur affairement, il leur vend comme une nouveauté de sa facture une forme empruntée à des génies anciens. En comparaison, l’artiste de génie fait figure d’infirme social. S’aviserait-il d’être de saison, il attraperait aussitôt un rhume de cerveau.

Frédéric Schiffter, « Génie et pharmacie », Le philosophe sans qualités, Flammarion.

David Farreny, 26 mai 2024

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