Tu conservais tes agendas des années passées. Tu les relisais quand tu doutais d’exister. Tu revivais ton passé en les feuilletant au hasard, comme si tu survolais une chronique de toi-même. Il t’arrivait de trouver des rendez-vous dont tu ne te souvenais plus et des gens dont les noms, écrits de ta main, ne t’évoquaient rien. La plupart des événements te revenaient cependant en mémoire. Tu t’inquiétais alors de ne pas te souvenir de ce qu’il y avait entre les choses écrites. Tu avais aussi vécu ces instants. Où étaient-ils passés ?

Édouard Levé, Suicide, P.O.L., p. 30.

Cécile Carret, 22 mars 2008
tremblé

Je viens à bout du chapitre huit au prix d’une page et couvre à peu de chose près la première du suivant. L’approche de la fin me remplit d’une impatience funeste. Je choisirais très volontiers la ligne droite et le terrain plat, m’en tiendrais à la trame, prendrais la corde si j’écoutais le gros paresseux qui ne dort que d’un œil, dans son coin. Il faut me reprendre fermement en main pour chercher la juste couleur des choses, leur coefficient d’adversité, leur tremblé quand on est aux prises avec elles et qu’elles pourraient bien l’emporter. C’est de tout cela que le paresseux, le sagouin, l’éternel enfant ferait litière pour s’épargner la peine de vivre.

Pierre Bergounioux, « mercredi 14 octobre 1987 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, pp. 639-640.

Élisabeth Mazeron, 11 nov. 2008
exacte

Toute propriété du langage étant impossible, l’écrivain et l’homme privé (quand il écrit) sont condamnés à varier d’emblée leurs messages originels, et puisqu’elle est fatale, à choisir la meilleure connotation, celle dont l’indirect, parfois fort détourné, déforme le moins possible, non pas ce qu’ils veulent dire, mais ce qu’ils veulent faire entendre […]. L’écriture est en effet, à tous les niveaux, la parole de l’autre, et l’on peut voir dans ce renversement paradoxal le véritable « don » de l’écrivain ; il faut même l’y voir, cette anticipation de la parole étant le seul moment (très fragile) où l’écrivain (comme l’ami compatissant) peut faire comprendre qu’il regarde vers l’autre […].

L’originalité est donc le prix dont il faut payer l’espoir d’être accueilli (et non pas seulement compris) de qui vous lit. C’est là une communication de luxe, beaucoup de détails étant nécessaires pour dire peu de choses avec exactitude, mais ce luxe est vital, car dès que la communication est affective (c’est la disposition profonde de la littérature), la banalité lui devient la plus lourde des menaces. C’est parce qu’il y a une angoisse de la banalité (angoisse, pour la littérature, de sa propre mort) que la littérature ne cesse de codifier, au gré de son histoire, ses informations secondes (sa connotation) et de les inscrire à l’intérieur de certaines marges de sécurité. Aussi voit-on les écoles et les époques fixer à la communication littéraire une zone surveillée, limitée d’un côté par l’obligation d’un langage « varié » et de l’autre par la clôture de cette variation, sous forme d’un corps reconnu de figures ; cette zone — vitale — s’appelle la rhétorique, dont la double fonction est d’éviter à la littérature de se transformer en signe de la banalité (si elle était trop directe) et en signe de l’originalité (si elle était trop indirecte). Les frontières de la rhétorique peuvent s’agrandir ou diminuer, du gongorisme à l’écriture « blanche », mais il est sûr que la rhétorique, qui n’est rien d’autre que la technique de l’information exacte, est liée non seulement à toute littérature, mais encore à toute communication, dès lors qu’elle veut faire entendre à l’autre que nous le reconnaissons : la rhétorique est la dimension amoureuse de l’écriture.

Roland Barthes, « Essais critiques », Œuvres complètes (2), Seuil, pp. 277-278.

David Farreny, 12 sept. 2009
trancher

Oraliser le poème, le lire en public à voix haute, m’est devenu possible, mais cela n’allait pas de soi, et n’est aucunement devenu une nécessité. Le poème reste d’abord une musique mentale, pour l’oreille interne. La page est sonore et silencieuse à la fois, une sorte de musique d’œil où j’entends parfaitement rythmes et sons. On peut ajouter que lire à voix haute force à trancher entre des propositions que la page laissait simultanément libres. En lisant, j’impose telle connexion de sens, alors que l’écrit me permettait de le laisser flottant. La même question se pose pour la traduction du poème en une autre langue. Si j’écris « la vie / dure », la voix ou le traducteur devra trancher entre verbe et adjectif, alors que l’écrit cumule les deux possibilités. Cette question de l’épaisseur du simple m’intéresse depuis longtemps.

Antoine Émaz, Lichen, encore, Rehauts, p. 31.

Cécile Carret, 4 mars 2010
sous

Windisch est dans la cour. Le chat est couché sur les pierres. Il dort. Sous une couverture de soleil. Son visage est mort. Son ventre respire doucement sous la fourrure.

Herta Müller, L’homme est un grand faisan sur terre, Maren Sell, p. 85.

Cécile Carret, 4 sept. 2010
amoureux

Mais en attendant, il le considère. Le considère longuement. Le considère tant, toutes les heures suivantes et presque malgré lui, qu’une émotion de modèle et de format inconnus semble à sa vue s’emparer de lui. C’est un ravissement attentif, émerveillé, prévenant, rajeunissant, tension sans dévoltage qu’à ce jour il n’a éprouvée avec personne et dont il vient à se demander en fin de journée s’il ne s’agirait pas d’un affect dont il n’a qu’entendu parler sans y prêter attention jusque-là, un sentiment difficile à définir, comment trouver l’expression juste. Un état, risquons le mot, va pour amoureux.

Jean Echenoz, Des éclairs, Minuit, p. 154.

Cécile Carret, 17 oct. 2010
universalisme

Mieux, un groupe de Français est en train de parlementer avec le personnel de la Lufthansa, visiblement débordé. Il y a Michel, Serge, Didier, Jean-Pierre, les uns de mon âge, les autres nettement plus jeunes, tous également bruyants, volubiles, bêtes, très contents les uns des autres et chacun de soi-même. Ils sont surchargés de bagages et entendent introduire une planche à voile — « de compétition » — en cabine. Lorsque le steward allemand annonce que son propriétaire ne partira pas s’il ne se conforme pas au règlement, un des copains déclare, d’une voix ferme : « Alors, personne ne partira. » L’universalisme abstrait de la culture française.

Pierre Bergounioux, « jeudi 5 juillet 2001 », Carnet de notes (2001-2010), Verdier, pp. 90-91.

David Farreny, 19 janv. 2012
foi

La chaleur croît très vite à mesure que je descends. Je contourne Brive pour attraper l’A20, traverse la Dordogne à Souillac, oblique après Payrac pour marcher sur Gourdon. Agité par toutes sortes d’émotions contraires, le chagrin mais aussi les joies anachroniques, océaniques dont ce pays est à jamais, pour moi, la demeure. J’atteins Frayssinet-le-Gélat, poursuis en direction de Fumel, par la vallée de la Thèze, reconnais, après quatre kilomètres, La Remise et prends à droite pour traverser Cassagnes. Comme chaque fois, mon cœur s’arrête. La magique lumière de l’origine est toujours répandue sur ce hameau. Les choses inchangées, fidèles me rendent quelque chose de la foi intacte, aveugle, que je leur ai donnée, en naissant. Je tourne à l’embranchement de la maison rose, devant le petit muret arrondi de pierre sèche, qui est comme la borne de l’éternité.

Pierre Bergounioux, « lundi 5 juillet 2004 », Carnet de notes (2001-2010), Verdier, p. 495.

David Farreny, 2 fév. 2012
postlude

Le trait le plus saillant de la cuisine de Landogne au temps de la cuisinière Sophie, c’est qu’un cheval y entrait couramment et tournait autour de la table pour voir s’il n’y avait rien à y glaner. Ah si c’était à refaire ! Comme on serait plus attentif à tout : aux noms, aux liens, aux histoires, aux visages ! Mais on croit toujours que ça n’a pas encore commencé ; qu’on ne vit qu’un fastidieux prélude à la vraie vie, un peu longuet ; et un beau jour on s’aperçoit, sans transition, qu’on est depuis longtemps dans le postlude, ou dans l’index, d’ailleurs très mal torché.

Renaud Camus, « samedi 28 mai 2011 », Septembre absolu. Journal 2011, Fayard, p. 228.

David Farreny, 27 août 2012
abstraits

Plaisirs de la chère et de la chair font des souvenirs très abstraits. La mémoire est une archiviste frugale et frigide.

Éric Chevillard, « lundi 7 octobre 2019 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 2 mars 2024

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