triviale

J’ai entrepris de rédiger ce Journal tout simplement comme expédient, moyen de sauvetage, de peur de déchoir et de sombrer définitivement dans les flots de la vie triviale qui déjà m’arrivent jusqu’aux lèvres. Mais il apparaît que même sur ce terrain je ne suis plus capable d’un effort complet. Oui, on ne saurait être un zéro, un néant toute la semaine et se mettre à exister soudain le dimanche.

Witold Gombrowicz, Journal (1), Gallimard, p. 85.

David Farreny, 24 mars 2002
épaulements

Un désordre fugace, inaudible, déjà évanoui tandis que seuls demeurent les épaulements de granit sous le ciel vide.

Pierre Bergounioux, Ce pas et le suivant, Gallimard, p. 118.

David Farreny, 28 mars 2002
modestie

La maman évita soigneusement le centre de Poitiers et, songeant qu’il était dans la constitution sociale et mentale de nos familles d’habiter toujours la plus navrante lisière des villes, je nous revis, quelque six ans plus tôt, parcourir dans cette même voiture les petites rues droites, grises et délabrées, toujours étrangement vides, le long des maisons étroites dénuées de balcons, de volets ou de pensées aux rebords de leurs fenêtres, les rues silencieuses, consternées, des faubourgs de Poitiers, jusqu’à la maison de la maman, avec son crépi gris, abrutie de torpeur et de modestie.

Marie NDiaye, La sorcière, Minuit, p. 103.

David Farreny, 13 mars 2005
fatigue

Car, enchâssée dans une gangue de brume, rien n’échappe à ma tête, ma pauvre tête ! qui attend, comme on dit, que ça se passe. Puis vient le moment où, du bord de l’écœurement, je passe tout à fait au centre. L’intensité de la fatigue est telle qu’elle provoque une violente nausée. Autant dire la fin des haricots. Si la cause m’incite à la démission, l’effet, lui, me dévaste. C’est comme si, brusquement, au cœur d’un événement infinitésimal et intime, l’absurdité du monde faisait irruption violente. Je me retrouve accablé, d’un même mouvement, des mille maux des hommes et des cent maux de mon lot : c’est mille cent de trop. Car si, en temps normal, je peux tenter de vivre en prenant les uns pour taper sur les autres, malade je ne puis plus compter, bouclant la boucle, que sur le sens du malheur hérité de mon père. Je fais donc, d’une certaine manière, l’apprentissage de la patience : sachant que tout finit toujours par arriver, je guette, dans une semi-léthargie sans laquelle je deviendrais fou, le premier fléchissement de la nausée, la fatigue de la fatigue.

Mathieu Riboulet, Un sentiment océanique, Maurice Nadeau, p. 39.

Élisabeth Mazeron, 13 oct. 2007
mutilés

Le bouleversement de l’émotion était passé à l’allure d’un train rapide sur ceux qui étaient restés, et qui gisaient recroquevillés entre les bancs polis comme des mutilés entre les rails.

Rainer Maria Rilke, Au fil de la vie, Gallimard, p. 51.

Élisabeth Mazeron, 17 janv. 2008
trophée

La bête était évidemment morte, la grosse touffe abandonnée de sa queue balayait les pieds des enfants, pesamment rousse sous le ciel vert. Je pressai encore le pas. Ce trophée d’un autre âge que des chasseurs nabots apportaient vers moi, l’offrande qu’ils m’allaient en faire, cette fine bête carnassière livrée à des mouflets d’arrière-campagne, le bonnet rouge vif, les capuchons vieillots, l’affairement borné des porteurs et les danses sottes des autres qui gambadaient autour, tout cela décupla ma scélératesse, la fêla, l’affûta du malaise sans quoi elle est défectueuse. J’étais dans un fabliau obscène.

Pierre Michon, La Grande Beune, Verdier.

Cécile Carret, 21 fév. 2009
ductilité

On est beaucoup plus endurant à dix-sept ans qu’avec deux fois cet âge. On n’en porte que la moitié. On n’a rien que des illusions à dépouiller, une douleur à répudier. On a une espérance, l’idée neuve, étourdissante qu’on peut. Puis on en a le double. On a fait ce qu’on devait. Ce qu’on voulait tarde à se produire et on n’ira surtout pas se demander si ce ne serait pas, par hasard, parce qu’on ne pouvait pas. Il est trop tard pour l’admettre. On a perdu la ductilité ou la ténacité qui permettrait, ça aussi, de le subir en plein, de le penser. On va feindre, aussi, de ne pas trop bien savoir ce qu’on fabrique alors qu’on s’occupe activement du chantier obscur qu’on avait abandonné dix-sept ans auparavant.

Pierre Bergounioux, L’orphelin, Gallimard, p. 171.

Élisabeth Mazeron, 21 juin 2010
meubles

J’habite à Blège, m’a-t-il dit, à quinze kilomètres d’ici. Je suis en vacances mais je ne pars pas. Je viens d’apprendre que je suis recalé au bac. (Il a fait un geste de la main.) Je sais. J’ai une vieille histoire avec ça.

Il ne l’avait visiblement pas dit à tout le monde. J’appréhende de rentrer chez moi, a-t-il enchaîné. Je me sens nul, vous voyez ? Oui, ai-je dit, je vois, mais ça n’a rien de honteux. Je l’ai raté aussi, à l’époque.

Il avait l’air extrêmement songeur. Comme s’il revoyait passer devant ses yeux l’entièreté d’une matière. J’ai pensé à la géographie, qui n’a jamais été mon fort. Je lui ai demandé s’il vivait seul. Oui. Pas d’enfants ? Non. Il avait tout de même peur de rentrer chez lui. C’était presque pire. Une sorte d’effet de miroir, ou de mise en relief. Il m’a parlé de ses meubles. Il craignait de retrouver ses meubles. Je lui ai demandé, un peu pour causer, si ses meubles avaient quelque chose de spécial. Je ne crois pas, a-t-il dit. Mais il faudrait que j’en change. Il s’est fait un silence, ici, et je lui ai dit que je comprenais.

Christian Oster, Rouler, L’Olivier, pp. 15-16.

David Farreny, 22 sept. 2011
dimanche

Le seul vainqueur du match du dimanche est bien le dimanche lui-même.

Petr Král, Cahiers de Paris, Flammarion, p. 73.

David Farreny, 29 mars 2013
impasse

Quart de tour à droite vers les fraises.

Quart de tour à gauche vers les tomates.

Et quand l’automne sera revenu pense monsieur Songe qu’est-ce que je vais devenir ? Rabâcher quart de tour à droite et à gauche sans plus arroser ? Me reposer l’affreuse question de l’opportunité de mes exercices et du bien-fondé de mon existence ? Si la chaleur s’en va mon angoisse de l’après-midi en sera moindre mais alors qu’en espérer puisqu’elle n’atteindra plus son paroxysme ? Elle demeurera moyenne et je serai condamné à ne plus noter que du médiocre ?

Et il ajoute pour sortir d’une impasse il faut en prendre une autre.

Robert Pinget, Monsieur Songe, Minuit, p. 58.

Cécile Carret, 7 déc. 2013
directions

Nous voulons savoir si notre avènement était inéluctable ou si l’homme s’est relevé en se frottant les reins de tous les tonneaux et roulés-boulés effectués par la créature animale idiote sur la pente de l’évolution, qui s’est reçue ainsi, donc, sur ses deux pieds et la tête en l’air, mais aurait pu aussi bien grandir et pencher dans d’autres directions et se retrouver belette molle ou pou du poulpe sans plus de nécessité.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 65.

Cécile Carret, 10 fév. 2014

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