vérins

Beau temps calme, de fin d’été. Il me semble me souvenir de jours semblables, au jardin du Breuil, dans le temps pur, comme étale, des premières années. J’écris toute la matinée, reprends en milieu d’après-midi. J’évoque, très mal, la marche des forêts, la joie sourde, triomphante qu’on éprouve à voir, à toucher les lourds engins de terrassement arrêtés sur la brande. Avec leurs chenilles, leurs roues crantées, leurs vérins au poli de miroir, leurs organes d’acier, ils sont enfin à la hauteur du vieux monde écrasant. C’est à armes égales que l’on affronte enfin, avec eux, l’inclémence des hauteurs, la brande, le rocher. Mais alors on n’a plus de raison de s’y tenir. Elles sont livrées aux arbres, comme à l’origine. Le futur, c’est le passé.

Pierre Bergounioux, « mardi 16 août 1994 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 461.

David Farreny, 12 déc. 2007
justesse

Le bonheur actuel n’adoucit pas du tout la tristesse rétrospective de ces longues années-là, années d’extrême solitude. Au contraire il la fait paraître plus sombre, plus tragique, plus vaste. C’étaient des années tout à fait sans butoir. Rentrant chez moi je ne rentrais vers rien, alors. Je rentrais vers l’attente de la mort. Mais la mort elle-même n’était pas un butoir. Je suivais la même route en pente entre les bois ; j’apercevais tout un pays en contrebas, ou plutôt je n’en distinguais que les lumières éparses, deux ou trois petites villes, des fermes isolées, les lampadaires brillants de l’affreux dépôt Intermarché ; je savais que dans toute cette ombre et parmi ces lumières il y avait ma maison, mais ma maison n’arrêtait rien, elle n’arrêtait pas ma descente, ma mort même n’interrompait rien, sans doute parce que ma vie elle-même n’était rien. Je comprenais à merveille le mot au-delà, peut-être parce qu’il n’était l’au-delà de rien. J’entrevoyais de mornes années, mais pas beaucoup plus mornes, au fond, que le néant. Je rentrais chez moi, chez moi c’était la mort, je ne m’y arrêtais pas, j’allais directement au-delà, me perdre dans cette ombre à l’infini où je me trouvais déjà et que je voyais s’étendre de toute part derrière Plieux invisible, à perte de vue, à perte d’obscurité.

Si, ce qu’à Dieu ne plaise, je me retrouvais dans une situation pareille, il me semble que je ne ferais plus rien pour lui échapper ; qu’au contraire je m’efforcerais de la creuser, de l’habiter plus avant, plus profond ; de l’explorer en la sachant inexplorable. C’est du moins ce que je crois qu’il faudrait faire, même si je ne suis pas sûr que j’en aurais la force. Sa beauté, sa grandeur, sa majesté, sa justesse même, la lucidité qui y est attachée, m’apparaissaient clairement l’autre nuit. Je donnerais n’importe quoi pour n’y être pas confronté à nouveau ; mais s’il se trouvait par malheur que je le fusse, je ne me débattrais pas, je ne tâcherais pas d’échapper à mon sort, j’essaierais de me confondre avec lui.

Renaud Camus, « mardi 1er mars 2005 », Le royaume de Sobrarbe. Journal 2005, Fayard, pp. 132-133.

David Farreny, 15 janv. 2009
dilate

Un dilemme dilate le temps. C’est une torture qui prend le temps de désenfouir de la conscience et d’examiner des arguments contradictoires, et de revenir sur les uns et les autres pour les renforcer.

Catherine Millet, Jour de souffrance, Flammarion, p. 16.

Élisabeth Mazeron, 18 mars 2009
congé

J’étais devenu mon propre fantôme. À la façon des fakirs, capables de traverser une foule sans qu’on les remarque, ou du héros d’un conte de Chamisso, je ne projetais plus sur le sol aucune ombre, même aux lumières rasantes du lever et du couchant. Le monde était devenu irréel. Mes orbites étaient-elles vides ou le paysage, sous mes yeux, s’était-il évanoui ? Dieu et les maîtresses de maison me pardonnent : j’étais en train de prendre congé.

François Nourissier, Le musée de l’homme, Grasset, p. 15.

David Farreny, 21 avr. 2009
vide

Tu n’avais pas encore admis que la littérature n’est pas possible. Ce que tu barbouillais n’avait rien de réel, tout simplement. Ça ne correspondait à rien, ça n’entrait pas dans le monde. À chaque fois que tu te mettais à écrire, tu sentais douloureusement à quel point toi, assis devant ton écran d’ordinateur, alignant des mots, tu n’accrochais plus à rien. Ça tournait à vide.

Que faire avec ce vide de ton esprit ? Il n’y avait rien, il n’y a toujours rien en toi, un peu de froid, des passages nuageux, des pluies fines. Eh oui, il n’y a rien à dire, il n’y a jamais rien à dire. Le monde est là, tout autour, neutre. On mange et l’on s’habille. On est toujours avec soi-même. On fait les courses à la supérette. On dort. Tout est normal. Que faire avec tout ça, en fait de littérature ? La littérature n’a aucune place dans ce monde. Comment ne pas mentir ? Comment écrire sur un écran des mots qui ignorent la banalité de cette pièce, le poids des viandes dans le ventre, la grande indifférence en soi qui digère tout ? Il faudrait dire ce froid et cette indifférence. Mais avec quels mots ? Prendre les choses, les choses bêtes, les choses plates, et les rendre transparentes comme l’esprit.

Pierre Jourde, Festins secrets, L’Esprit des péninsules, p. 244.

Élisabeth Mazeron, 5 nov. 2009
mystère

Comme les étoiles, les beaux textes naissent dans des nurseries de phrases où, sortant du disque d’accrétion et par contraction gravitationnelle, des agrégats de matière — rythmes, sonorités, idées encore indifférenciées, ou plutôt rythmes d’idées, idées de sonorités, sonorités de rythmes mêlés au point qu’on ne distingue plus les uns des autres — se condensent, se figent et se refroidissent. Écrire — et le faire toute la sainte journée, sans autre but ni désir —, c’est attendre le moment où l’on peut approcher de la forge sans se brûler (bien sûr, le génie, qui n’écrit pas mais crée, va directement se baigner dans la lave). On ramasse alors du mâchefer, des scories, des escarbilles qu’on n’a plus qu’à emballer dans du vieux papier, comme des harengs. Voilà pour le mystère de la littérature.

Thierry Laget, « Ne pas déranger », « Théodore Balmoral » n° 59-60, printemps-été 2009, p. 6.

David Farreny, 17 nov. 2009
juxtaposition

« Un chien porte déjà en soi un destin individuel et une représentation du monde, mais son drame a quelque chose d’indifférencié, il n’est ni historique ni véritablement narratif, et je crois que j’en ai à peu près fini avec le monde comme narration — le monde des romans et des films, le monde de la musique aussi. Je ne m’intéresse plus qu’au monde comme juxtaposition — celui de la poésie, de la peinture. Vous prenez un peu plus de pot-au-feu ? »

Jed déclina l’offre. Houellebecq sortit du réfrigérateur un saint-nectaire et un époisses, coupa des tranches de pain, déboucha une nouvelle bouteille de chablis.

Michel Houellebecq, La carte et le territoire, Flammarion, pp. 258-259.

David Farreny, 16 sept. 2010
écoulement

La rumeur d’une cataracte enfla brusquement, puis le vacarme hésita et reflua. Il pleuvait en bordure de l’espace noir. Comme l’écoulement du temps n’avait pas encore débuté, l’ondée prit fin dans l’incertitude et, après des chutes de gouttes isolées, le silence se rétablit.

Antoine Volodine, Des anges mineurs, Seuil, p. 208.

Cécile Carret, 3 oct. 2010
plus

La société est souvent injuste, mais pas comme les vaniteux l’imaginent.

Il y a toujours plus de maîtres qui ne méritent pas leur place que de serviteurs qui ne méritent pas la leur.

Nicolás Gómez Dávila, Scolies à un texte implicite, p. 256.

David Farreny, 26 mai 2015
situation

J’ai la rime – yack et kayak –, il me reste à trouver le lieu et la situation.

Éric Chevillard, « mercredi 10 février 2016 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 9 mars 2016
fraîcheur

Nous flottons dans une langue de bas-empire, dont l’arrogante oralité a rendu en peu d’années obsolètes des siècles de rhétorique et rendu obscurs les monuments linguistiques ; nous marchons dans les décombres d’une grande civilisation dont nous devenons les Grecs et les Latins ; nous en appelons déjà aux générations à venir sans être certains que notre Antiquité sera en rien représentative ni qu’un balancier historique nous assurera que ces générations nous liront : ce qui revient dans l’éternel retour, et qui est notre seul espoir, c’est la fraîcheur du questionnement.

Richard Millet, « 5 », Désenchantement de la littérature, Gallimard.

David Farreny, 7 mai 2024

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