fraise

Ada était un rêve de beauté blanc et noir avec une touche de fraise à quatre endroits, une reine de cœur symétrique…

Vladimir Nabokov, Ada ou l’ardeur, Fayard, p. 447.

David Farreny, 21 mars 2002
pelucheux

Au-delà du périphérique, assez loin mais bien visible, une enseigne lumineuse tourne sur elle-même, bleue, au sommet de la tour Pleyel. D’autres enseignes couronnent la plupart des immeubles situés entre le boulevard extérieur et le périphérique. Le long de l’avenue, c’est plutôt le rouge qui domine — le rouge de Bosch ou celui de Firestone —, mais dès que l’on s’engage dans la rue Félix-le-Croisset, sous les acacias d’où émane en saison une sorte de foutre pelucheux, on pénètre temporairement dans un espace plus confiné, baigné par les publicités Samsung, Panasonic ou Daïkin d’une diffuse et sourde lumière bleue. Cet environnement bleu, de concert avec les émulsions de foutre d’acacia, favorise après quelques minutes d’immersion l’apparition de sensations aquatiques.

Jean Rolin, La clôture, P.O.L., p. 50.

Guillaume Colnot, 13 avr. 2002
classique

C’est le samedi que la décrue s’amorça. On revint au quaternaire tardif. Aux moussons succéda un hiver frisquet, classique. La rivière regagna son lit cloisonné de quais obliques, sanglé de ponts.

Pierre Bergounioux, Le fleuve des âges, Fata Morgana, p. 19.

David Farreny, 24 nov. 2005
personne

La catégorie de personne a le pouvoir de souder dans un temps commun le nouveau-né au vieillard. Et, même si l’on a tout oublié, si l’on a été l’objet d’une transformation radicale de la conscience, la catégorie de personne nous contraint à être les mêmes jusqu’à notre mort.

Jusqu’à l’essor des biotechnologies, les règles de subjectivation renvoyaient aux conditions langagières et médicales standardisées, extérieures au droit, que celui-ci devait, en quelque sorte, constater. Être né viable, ne pas être mort, avoir un corps étaient, dans une très large mesure, des évidences sensibles, faisant l’objet de conventions langagières certes variables, mais non juridiques. Les technologies de la vie ont poussé le droit à briser les conventions sur lesquelles s’appuyaient les règles de subjectivation. L’essor de la greffe a été à l’origine de la création d’une nouvelle forme de mort, la mort cérébrale, construction juridique qui permet de déclarer morts des êtres humains qui sont encore vivants. Et puis, lorsque les biotechnologies ont octroyé au matériau humain une valeur médicale croissante à chaque stade du développement de l’être humain, il a fallu étendre l’artificialisation de la vie par le droit. L’hypothèse de la greffe totale fait vaciller tout support corporel à l’identité personnelle, et le droit intervient non plus seulement pour organiser les pratiques médicales, mais aussi pour créer des conventions langagières communes nous permettant de nous entendre dans un monde si extravagant. Ainsi, le droit a dû établir à quelles conditions la catégorie de personne pouvait unifier l’existence biologique d’un individu empirique ; alors, son corps, comme on l’a vu, pouvait être soumis à un rapiècement et à une circulation maximale.

Marcela Iacub, Penser les droits de la naissance, P.U.F., p. 113.

David Farreny, 3 août 2006
coalescence

[…] un coupe-poils à pile sans fil en mousse absorbante avec sa ventouse, une caisse à outils pour tout casser comme sans les outils, un microfournil à ondes fulgurantes, une console en kit à monter sans peine en cinquante semaines pour te consoler de la vacuité des emplois du temps, un, deux, trois, ho ! hisse ! commande aux Trois Suisses, chasse tes doutes en écrivant à la Redoute, ouvre le courrier personnalisé de monsieur Leclerc qui t’envoie sympa la photo couleur de son rôti d’porc, arbore-toi, réveille-toi le teint, décore-toi le corps avec des machins succincts qui font super bien, existe, montre que tu résistes, sois le vrai groupie de toi le pianiste, le gai guitariste, le batteriste, mais en moins jazz triste, le Francis Lopez de la supérette où t’achètes ton steak en barquettes, ah ! maman, maman, les docteurs, ils m’ont dit, je devrais pas te le dire à toi, pourquoi j’ai des absences côté coalescence avec l’existence, effet de faille, tas de paille de peu de pathie, atonie, bout de chosité sans nervosité, préjudice de sensibilité, ralenti du libidiné, recroquevillé dans le trou de soi, que de dégâts, que de dégâts […]

Christian Prigent, Une phrase pour ma mère, P.O.L..

David Farreny, 24 fév. 2007
assassins

Scolopendres, engoulevents, araignées, lézards, couleuvres, tout ce joli monde d’assassins que je commence à connaître est littéralement sur les dents. Je suis descendu voir cette hécatombe, une lanterne sourde à la main. Par les fissures du béton éclaté les termites volants montaient du sol en rangs serrés pour leurs épousailles, les ailes collées au corps, leur corselet neuf astiqué comme les perles noires du bazar. Puceaux et pucelles choyés des années durant dans l’obscurité, dans une sécurité absolue dont notre précaire existence n’offre aucun exemple, ignorant tout de la société de malfrats, goinfres et coupe-jarrets réunie pour les accueillir à leur premier bal. Ils s’ébrouaient au bord des failles et prenaient leur essor dans une nuée fuligineuse et bourdonnante qui brouillait les étoiles. Bref enchantement. Après quelques minutes d’ivresse, ils s’abattaient en pluie légère, perdaient leurs ailes, cherchaient une fissure où disparaître avec leur conjoint. Pour ceux qui retombaient dans la cour, aucune chance d’échapper aux patrouilles de fourmis rousses qui tenaient tout le terrain. Fantassins frénétiques de sept-huit millimètres encadrant des soldats cuirassés de la taille d’une fève qui faisaient moisson de ces fiancés sans défense et s’éloignaient en stridulant, brandissant dans leurs pinces un fagot de victimes mortes ou mutilées. D’autres de ces machines de guerre guidées par leur piétaille cherchaient à envahir la forteresse par les brèches que les soldats termites défendaient au coude à coude. J’avais souvent vu sur mon mur ces étranges conscrits — produits d’une songerie millénaire des termites supérieurs — dans des travaux de simple police (escorter une colonne d’ouvriers, menacer un gêneur étourdi) avec leur dégaine hallucinante : ventre mou, plastron blindé et cette énorme tête en forme d’ampoule qui expédie sur l’adversaire une goutte d’un liquide poisseux et corrosif. De profil ce sont de minuscules chevaliers en armure de tournoi, visière baissée. Et un culot d’enfer. À quelques centimètres de la faille les assaillants recevaient décharge sur décharge et tombaient bientôt sur le côté, pédalant éperdument des pattes jusqu’à ce que leur articulations soient entièrement bloquées par les déchets qui venaient s’y coller. Les défenseurs tenaillés ou enlevés étaient aussitôt remplacés au créneau. Ici et là, un risque-tout quittait sa tranchée et sautait dans la mêlée pour mieux ajuster sa salve avant d’être taillé en pièces. D’un côté comme de l’autre ni fuyard ni poltron, seulement des morts et des survivants tellement pressés d’en découdre qu’ils en oubliaient le feu de ma lanterne et de mordre mes gigantesques pieds nus. Si nous mettions tant de cœur à nos affaires elles aboutiraient plus souvent. Sifflements, chocs, cris de guerre, d’agonie, de dépit, cymbales de chitine. Certains coups de cisaille s’entendaient à deux mètres. La rumeur qui montait de ce carnage rappelait celle d’un feu de sarments. Avant l’aube, les fourmis ont commencé à faire retraite et les ouvriers termites à boucher les brèches sous les soldats qui protégeaient leur travail. Murés dehors, ils vont terminer leur vie de soudards aveugles aux mains du soleil et de quelques autres ennemis. À ce prix, la termitière a gagné son pari. Les rôdeurs et les intrus qui ont pu y pénétrer sont déjà occis, dépecés, réduits en farine pour les jours de disette. Dans la cellule faite du ciment le plus dur où elle vit prisonnière, l’énorme reine connaît la nouvelle.

Nicolas Bouvier, Le poisson-scorpion, Payot, pp. 86-88.

Élisabeth Mazeron, 23 avr. 2008
parler

Ça me paraît plus long cette fois, nous dit-il. C’est parce que c’est plus court, lui répondis-je, content finalement d’avoir à lui adresser la parole, ça passe moins vite. Et puis, ajoutai-je, c’est peut-être pace qu’on ne dit rien, mais on n’est pas obligé de parler tout le temps, non ? Non, fit Kontcharski, évidemment, c’est juste qu’on se connaît encore trop peu, sans doute, pour se taire tout à fait, nous n’avons pas encore trouvé le bon régime, voilà. Mais si, intervint Marc, on l’a, le bon régime, on ne va pas faire un voyage sans fausse note, non plus, ça voudrait dire quoi ? Je suis d’accord, dis-je. À propos, ajoutai-je, est-ce que quelqu’un veut conduire ?

Christian Oster, Trois hommes seuls, Minuit, p. 80.

Cécile Carret, 21 sept. 2008
moment

Je songe qu’il est juste et bon que ce soit à Jean que le sort ait fait cette faveur. Il manquerait à ses jeunes années ces bonheurs inattendus, énormes, immérités qui nous semblent, non seulement dans l’instant mais plus tard, lorsqu’on s’est rangé à la triste loi des jours et qu’on se les rappelle, à peine croyables. Que le premier geste aille comme négligemment au but alors que deux heures d’efforts opiniâtres ne m’ont rien livré, voilà qui trahit l’intervention d’un esprit bienveillant, du dieu bénin, munificent qui marche aux côtés des petits enfants. À moi aussi, il a fait quelques largesses invraisemblables, quand ce fut le moment.

Pierre Bergounioux, « jeudi 31 mars 1983 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 195.

Élisabeth Mazeron, 28 sept. 2008
rétifs

Alors que les pigeons, parfois, se montrent absurdement rétifs quand Gregor les recueille de tout son cœur, se rebiffant bec et ongles au point de le blesser, alors qu’ils se débattent comme une vieille dame qu’on veut aider à traverser la rue quand elle ne vous a rien demandé, il n’a aucune peine à s’emparer de celui-ci.

Jean Echenoz, Des éclairs, Minuit, p. 153.

Cécile Carret, 17 oct. 2010
coin

C’était un petit établissement d’angle, avec deux tables sur le trottoir. Entre les rares voitures qui passaient, on entendait le bruit d’un torrent. Un type est venu s’asseoir à l’autre table, il a commandé un café. Pendant un moment, il n’y a eu que lui et moi dans ce coin de village. Je me suis demandé s’il entendait le bruit du torrent, s’il l’écoutait. Il avait l’air passif. Il n’avait pas de bagage avec lui, pas de porte-documents, pas de sac à dos, il était habillé de façon neutre, comme moi – j’étais parti un peu vite. Je me suis dit qu’il devait sortir de sa voiture, lui aussi. Il avait le nez gros, l’œil aiguisé, de temps à autre il se passait un index sur les lèvres, à l’horizontale. La cinquantaine, peu de mâchoire. J’ai tenu un quart d’heure comme ça, puis c’est devenu insupportable.

Christian Oster, Rouler, L’Olivier, p. 15.

Cécile Carret, 26 sept. 2011
voir

Une fois, au cours de la soirée, il vit s’entrouvrir la porte de gauche, et une fois la porte de droite ; quelqu’un avait bien senti le besoin d’entrer, mais avait trouvé l’entreprise trop chanceuse. Grégoire se résolut donc à faire halte devant la porte de la salle à manger, décidé à entraîner comme il pourrait le visiteur hésitant ou tout au moins à l’identifier ; mais la porte ne s’ouvrit plus et l’attente de Grégoire fut vaine. Le matin, quand les portes étaient fermées, tout le monde voulait envahir sa chambre, et maintenant qu’on avait réussi à les ouvrir personne ne venait le voir ; on avait même mis les clefs dans les serrures, de l’extérieur.

Franz Kafka, « La métamorphose », Œuvres complètes (2), Gallimard, pp. 209-210.

David Farreny, 3 déc. 2011
beauté

Mon amie avait toujours qualifié les autres de beaux – c’était le premier être à qui, intérieurement, j’appliquais ce mot. Je n’échangeais jamais avec lui d’autres mots que ceux des saluts, des commandes et des remerciements ; il ne parlait pas aux clients, ne disait que le strict nécessaire. Sa beauté venait d’ailleurs moins de son aspect que d’une attention constante, d’une vigilance aimable. Jamais on n’avait besoin de l’appeler ni même de lever le bras : debout dans le coin le plus reculé de la salle ou du jardin, où il s’installait quand il avait un moment de liberté, et rêvant apparemment à quelque lointain, il embrassait tout le secteur du regard et suivait la moindre mimique, la prévenait même, incarnant l’image de la « prévenance » d’une autre manière que le ferait l’idéal d’un manuel de savoir-vivre. […] Curieux aussi le soin avec lequel il traitait les objets les plus ordinaires ou les plus détériorés (il n’avait pratiquement que de ceux-là à l’auberge) : la façon dont il vérifiait le parallélisme des couverts de fer-blanc, dont il essuyait le bouchon en plastique du flacon de condiment. Une fois, il se tenait debout, en fin d’après-midi, dans la pièce nue et vide, regardant, immobile, devant soi, puis il se dirigea vers une niche éloignée et eut pour la carafe qui s’y trouvait un geste tendre qui emplit d’hospitalité la maison tout entière.

Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 177.

Cécile Carret, 21 sept. 2013
ensuite

52 ans aujourd’hui. J’ai donc survécu à Molière, Balzac, Rilke, Proust et Artaud. C’est intéressant car ainsi nous allons savoir ce qu’ils auraient donné ensuite.

Éric Chevillard, « samedi 18 juin 2016 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 18 juin 2016
devant

À l’instant où je mourrai, au terme de quatre-vingt-dix-sept années d’existence, naîtra un virevoltant et allègre éphémère qui aura la journée devant lui.

Éric Chevillard, « mercredi 23 janvier 2019 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 1er mars 2024

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