restes

Les deux hommes continuent à parler. Parler ! C’est d’avoir parlé qu’il reste partout des constructions, des constructions embarrassantes, inutiles, devenues énormes, cyclopéennes, de plus en plus inutiles, sans emploi, par l’adjonction de nouvelles paroles, de nouveaux parleurs… qui toujours laissent des restes.

Henri Michaux, « En rêvant à partir de peintures énigmatiques », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 699.

David Farreny, 15 juin 2006
besoin

Du temps passe, du temps que je ne remarque guère, dans la lourdeur… puis subitement, dans ce vague, je perçois une annonce perçante « bras droit ». Signal clair, sur quoi on ne peut se méprendre. Il me faut y aller voir. Je me redresse pour inspection. Un os, un os hors de son trajet, comme à l’aventure paraît vouloir sortir du bras, poussant en biais vers où il n’a que faire et que ma peau tendue retient. Mauvais ! Le pied droit enflé comme une dame-jeanne. Mauvais aussi ! Cela ne saurait s’arranger tout seul, ni par moi au pauvre savoir. On va avoir besoin d’autrui. Désagréable. Désagréable. Fin de l’espoir.

Henri Michaux, « Face à ce qui se dérobe », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 858.

David Farreny, 5 juil. 2006
solipsiste

Il y a dans l’amoureux un solipsiste dépité.

Richard Millet, L’amour mendiant, La Table ronde, p. 43.

David Farreny, 5 déc. 2007
erratique

La route, elle aussi, étroite, bleue, brillante de glace, tourne sans rime ni raison là où elle pourrait filer droit et prend par la plus forte pente les tertres qu’elle devrait éviter. Elle n’en fait qu’à sa tête. Le ciel, gouverné par vent d’ouest, vient de faire sa toilette, il est d’un bleu dur. Le froid – moins quinze degrés – tient tout le paysage comme dans un poing fermé. Il faut conduire très lentement ; j’ai tout mon temps.

[…]

Par la fenêtre, je vois un couple de faisans picorer sur la route qui brille de tous ses lacets inutiles. Quand je lui ai demandé la raison de ce tracé erratique, il m’a répondu qu’ici, autrefois, les chemins étaient empierrés par les femmes qui n’aimaient pas que le vent les décoiffe ; quand il tournait, elles en faisaient autant. Cette explication m’a entièrement satisfait.

Nicolas Bouvier, Journal d’Aran et d’autres lieux, Payot & Rivages, p. 11.

Cécile Carret, 4 fév. 2008
anachronisme

Le sot est celui qui pense après nous et avec effort une pensée que nous avons déjà eue sans difficulté et qui est astreint par là à faire son avenir avec nos restes, avec notre passé. Dès lors, c’est nous qui limitons sa pensée, puisque nous savons où elle va et quel arrêt momentané elle s’imposera, puisque nous connaissons en détail et par nécessité tous les relais qu’elle va trouver. Son invention est en même temps répétition, son avenir est en même temps passé. Je dis : pour nous. Car nous ne nions point que le sot n’invente, ne dévoile, ne découvre. Mais ces différents processus d’une pensée libre ne sont plus rien pour nous que des répétitions. […] Nous en connaissons les tenants et les aboutissants, nous la jugeons, la dépassons, en modifions par notre existence même perpétuellement le sens. En sorte que l’activité présente du sot, identique à la nôtre, est à la fois totalement invention et totalement périmée, totalement pour-soi et totalement en-soi figé. Cela va plus loin, car on pense que le sot ignore qu’il est sot. On lie donc ici sottise et ignorance : on s’amuse du sot qui croit à la validité de son effort libre, qui compte sur lui, met en lui sa dignité, s’effraye du résultat de son effort (faute de le voir encore) alors qu’il est en fait un pur anachronisme qui enfonce des portes ouvertes. Il y a donc au cœur de la conscience sotte une perpétuelle mystification, un perpétuel mensonge, une ignorance profonde. Le sot est dupe, sa conscience est truquée ; il croit être homme quand il n’est que nature, il croit agir quand il est entre parenthèses et qu’il se bat contre des difficultés déjà tombées hors du monde ; il croit être mon contemporain alors qu’il est tombé hors de mon temps, qu’il retarde, comme on dit. Ainsi pense l’homme « intelligent », sot en ceci qu’il ne voit pas que la sottise vient au sot par Autrui.

Jean-Paul Sartre, Cahiers pour une morale, Gallimard, pp. 320-321.

David Farreny, 14 déc. 2008
fragment

« Les armes antiques, dit Lucrèce, furent la main, les ongles, les dents, les pierres, et aussi les morceaux brisés des branches des arbres des forêts…  » Le mot employé par Lucrèce est fragmen, — condensant brusquement la première figure de l’homme sous forme d’une main tenant un fragment de pierre ou de forêt. Durant des centaines de millénaires, des mains humaines martelant des petits galets. Mains rompant, brisant la nature, arrachant une sorte de morceau de monde au monde. Dans les carrières archanthropiennes, des milliers d’éclats pour chaque petit hachereau.

Pascal Quignard, Une gêne technique à l’égard des fragments, Fata Morgana, p. 25.

Guillaume Colnot, 7 fév. 2013
autrement

À propos de rien, une fois, elle avait déclaré à Julie qu’elle ne se lavait jamais les pieds pour la simple raison que, en prenant sa douche, ils étaient autrement nettoyés par toute l’eau savonneuse qui coulait sur eux.

Alain Sevestre, Poupée, Gallimard, p. 286.

Cécile Carret, 19 mars 2014
substance

Les autres vous pompent votre substance puis montent dans des voitures et s’éloignent en faisant de grands signes.

Jean-Pierre Georges, L’éphémère dure toujours, Tarabuste, p. 93.

David Farreny, 13 sept. 2014
éboulis

Visible à travers les grilles, la soldatesque des cyprès, d’un vert sombre tirant sur le noir contre le ciel instantané de cette heure-là, entre cinq et six, qui ressemble si souvent à un éboulis de possibles.

Gilles Ortlieb, Le train des jours, Finitude, p. 95.

David Farreny, 22 juil. 2015
leçon

Certains coquetiers sont en forme de sablier et je suppose qu’il convient alors de percer l’œuf par le fond pour comprendre l’amère leçon qui nous est dispensée tout en suçant tristement nos mouillettes de pain sec.

Éric Chevillard, « lundi 8 avril 2024 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 13 avr. 2024

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