étonner

Nous ne finissons jamais de nous étonner que ce qui a été doive cesser d’être. Nous trouvons que bien des choses restent les mêmes : pourquoi dans ce cas devrait-il y avoir un changement en nous ? Cela crée une étreinte convulsive de tout ce qui est, l’impression d’un vide fallacieux dans tout ce que nous voyons. Au lieu du sentiment plein et charnu de la jeunesse goûtant à l’existence et à chaque objet qui la compose, tout est plat et insipide — un sépulcre blanchi, beau à l’extérieur, mais empli par la voracité et toutes les impuretés au-dedans. Le monde est une sorcière qui nous paie avec des faux-semblants et des apparences trompeuses. La simplicité de la jeunesse, l’attente confiante, les transports infinis s’en sont allés ; nous songeons seulement à nous en sortir du mieux que nous pouvons, sans trop de malheur et de désagrément. La fièvre de l’illusion, et même le souvenir complaisant des joies et des espoirs d’autrefois, sont passés ; si nous pouvons nous glisser hors de la vie sans indignité, nous en tirer avec une légère infirmité physique et disposer notre esprit au calme et à la tranquillité d’une nature morte avant de retourner au néant corporel, c’est le plus que nous pouvons attendre.

William Hazlitt, Sur le sentiment d’immortalité dans la jeunesse, Allia, pp. 44-45.

David Farreny, 18 déc. 2007
cependant

Cependant il faut essayer, forçant sa voix vers la gaieté, vers l’attention, la légèreté, la maîtrise de soi, de ne sembler pas trop fou, pas trop absent, pas trop détaché du monde et de tous ceux de ses minuscules coups de théâtre qui n’affectent en rien le seul essentiel qui vaille, et qui fait tout votre petit malheur. Il faut tâcher de répondre aux questions quelles qu’elles soient, et même d’en poser deux ou trois, pour la bonne mesure, en s’efforçant de ne pas oublier d’attendre les réponses. Vos paroles néanmoins sortent tout de travers, vous avez un chat dans la gorge, vos silences même surviennent mal à propos, se chargeant apparemment, sans qu’on les ait priés de rien, de messages qui sont bien les derniers, même, que vous vous seriez soucié d’émettre.

Renaud Camus, Le lac de Caresse, P.O.L., p. 34.

Élisabeth Mazeron, 7 fév. 2009
ville

Il ne m’est pas désagréable, non, de me retrouver au même point qu’hier ; cela veut aussi bien dire qu’hier contenait l’annonce d’aujourd’hui, et aujourd’hui celle de demain, et de tous les jours de ma vie. Et la nuit que j’ai passée dehors, c’est une ornière beaucoup trop creuse pour ne pas exister depuis longtemps ; voilà pourquoi je dis que je l’ai rêvée : je n’avais qu’à suivre l’ornière, comme on se laisse dormir. Je ne m’attends pas à mourir bientôt, mais je pense que je ne sortirai pas de cette ville ; elle est devenue mon jour et ma nuit ; je ne la connaîtrai peut-être jamais mieux que maintenant, où je suis immobile dans ma chambre, et pourtant j’écoute et je regarde comme si quelque chose de plus que ce que je connais pouvait m’apparaître d’un instant à l’autre.

Henri Thomas, La nuit de Londres, Gallimard, pp. 126-127.

David Farreny, 7 août 2009
inconsistance

Il est vrai que mon existence parmi les choses avait toujours manqué d’un certain poids. J’étais un homme d’inaction et je vivais avec le souci constant de ne pas déranger l’ordre des réalités qui m’entouraient et auxquelles j’avais affaire. Je subissais le monde plutôt que je ne l’affrontais. Et mon rapport aux êtres — aux humains comme aux objets — procédait d’un fond de passivité qui m’avait toujours facilité le passage à travers les médiocres épreuves de ma vie. Je laissais les événements se produire. Je laissais le temps dénouer les crises. Autant que possible, je limitais mes interventions et évitais les décisions catégoriques et les initiatives risquées. Si je connaissais quelquefois l’indignation, elle n’allait jamais jusqu’à la révolte. Rarement l’émotion m’arrachait un geste. Elle demeurait enfouie dans les limbes de l’inexpression. D’une façon générale, en toute circonstance quelque peu difficile, je faisais confiance à ma puissance d’inertie. L’immobilité était mon seul système de défense contre les menaces ambiantes. Immobilité et silence — car ma propre parole fuyait les mots dès qu’elle était mise en demeure de répliquer ou de s’expliquer. Et ainsi avait coulé ma vie dans cette ville fluviale où l’espace coulait avec les eaux et où la couleur du ciel avait toujours cette nuance indécise du regard qui rêve. Jusqu’à ce que je fusse mis en face de l’évidence insoutenable de cette blancheur sans rien, apparue soudain au cœur de mon univers, ma vie n’avait été qu’une coulée muette et une rêverie sur cette coulée. Espoirs et désespoirs, attentes et déceptions, travaux et peines avaient passé comme cet autre sourire au fond de tout sourire sur un visage qui s’ignore — moins qu’une trace, moins qu’une ombre, moins qu’un soupir… et si peu de souvenirs, d’avoir vécu. J’étais l’inconsistance personnifiée.

Claude Louis-Combet, Blanc, Fata Morgana, pp. 66-67.

Élisabeth Mazeron, 17 mars 2010
miroirs

Après tout j’ai passé ma vie à éviter les miroirs ; pourquoi rechercher ceux que tend la critique, qu’elle soit professionnelle ou blogueuse ? D’un autre côté j’essaie de me convaincre, ces temps-ci, que je ferais bien de me forcer à les regarder, les miroirs, justement, si désagréable que cela soit. Ce l’est la plupart du temps, en effet, mais inégalement selon les miroirs — inégalement selon les heures, inégalement selon le degré de fatigue, inégalement selon la qualité du sommeil la nuit précédente, mais surtout selon les miroirs.

Renaud Camus, « jeudi 19 février 2009 », Kråkmo. Journal 2009, Fayard, p. 100.

David Farreny, 14 déc. 2010
boire

Le célibat. Boire. Qu’est-ce que la soûlographie ? Sinon une manière liquide de correspondre, grâce au vin, ou à l’alcool, à notre état naturel, qui est malheureux. Il faut qu’on parvienne à l’être-malheureux euphoriquement, superficiellement, pour pouvoir dire que sans le vin, tout irait bien.

Georges Perros, « Feuilles mortes », Papiers collés (3), Gallimard, p. 281.

David Farreny, 27 mars 2012
remontés

D’ailleurs à Java : partout ces grands coqs dégingandés qui courent entre les jambes, les charrettes, comme des jouets trop remontés avec leur plumage superbe.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 125.

Cécile Carret, 28 juin 2012
zone

La mystérieuse zone du plafond qu’on désigne en levant le bras pour enfiler son manteau.

Petr Král, Cahiers de Paris, Flammarion, p. 106.

David Farreny, 29 mars 2013
banlieues

Les premiers ramas informes des banlieues exhalent les sueurs acides de la nuit. Vus de cette hauteur, les bâtis tassés les uns contre les autres dessinent la planimétrie d’une ville en ruine, comme ravagée par une guerre sournoise. Ce sont les restes d’une rêverie que l’aube de l’aviation, vers 1910, avait vu prendre forme sur les planches à dessin où les ingénieurs projetaient la cité future. Elle ne s’est pas réalisée. Ne restent que ces parallélépipèdes de béton, ces pauvres fabriques, ces débris de cabanes, de masures, de petits pavillons faits de maigres matériaux, toutes ces épaves laissées dans les banlieues par le reflux des utopies. Interminable paysage de chantiers, dont on ne distingue pas s’ils sont en cours ou bien déjà abandonnés.

Jean Clair, Lait noir de l’aube, Gallimard, p. 147.

Guillaume Colnot, 25 sept. 2013
coiffeur

J’ai cessé d’aller chez le coiffeur à l’âge de quatorze ans à cause de l’odeur de la laque, du crissement des doigts de la shampouineuse sur mes cheveux mouillés, et de la douleur de ma nuque sur le bac en forme de U. Je coupe moi-même mes cheveux, ce qui étonne mes amis puisque avec l’expérience, je me rate peu.

Édouard Levé, Portrait, P.O.L., p. 20.

Cécile Carret, 30 mars 2014
effacé

Ce que nous laisse l’homme de génie, quand à notre tour nous nous éteignons, ce sont quelques phrases qui font rêver et quelques images qui font pleurer. Parce qu’il est entré en résonance avec notre inconscient, il nous appartient : peu importe que nous l’ayons mal compris, peu importe que nous l’ayons trahi, peu importe même que nous l’ayons oublié si, un jour, fraternellement, il a effacé de notre esprit ne serait-ce que deux ou trois certitudes.

Roland Jaccard, « Les adultères de la raison », La tentation nihiliste, P.U.F., p. 8.

David Farreny, 9 déc. 2014

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