nés-fatigués

Ma vie : Traîner un landau sous l’eau. Les nés-fatigués me comprendront.

Henri Michaux, « Face aux verrous », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 455.

David Farreny, 22 juin 2002
glaise

Des plats extraordinairement concaves, des rations prodigieuses disposées dans des vasques — une glaise de viandes ravinée par des sauces brûlantes — à portée de ton bras, cinquante centimètres en avant de ton gilet.

On a placé à ta disposition une serviette plus grande qu’un set de table, qui couvre tes jambes jusqu’aux genoux. Néanmoins, tes regards ne se détachent pas d’une petite estafilade au dos de ta main droite, bordée par des brimborions de peau déjà sèche. Ces petits copeaux exaspèrent ton appétit à un point tel que tu t’efforces de les cueillir entre deux canines sans t’assurer que la maîtresse de maison ne te fixe pas du regard.

François Rosset, Froideur, Michalon, p. 28.

David Farreny, 15 nov. 2002
glu

Les familles en général, et les mères en particulier, sont très souvent, je le crois, ce qui nous rappelle à la tristesse fondamentale d’exister, à ce vieux fond de malheur dont elles sont le creuset, à ce mélange de peur, de respect, de rancune, de culpabilité qu’elles nous imposent comme une ur-Suppe définitive. Je comprends les fils indignes qui tirent un trait sur tout cela, qui bâtissent un mur, qui se rendent aveugles et sourds, qui mettent des centaines ou des milliers de kilomètres entre eux et la menace de cette glu de désolation où la famille veut les rouler, ou bien les roule sans le vouloir, par simple malédiction de structure. Je les comprends, mais je ne suis pas prêt à les imiter. Et certainement ne le serai jamais : il est trop tard.

Renaud Camus, « dimanche 2 janvier 2000 », K. 310. Journal 2000, P.O.L., pp. 12-13.

David Farreny, 11 avr. 2004
moins

Il faut en même temps lutter et se faire pardonner l’air triste que cela peut vous donner ; ceux qui vous aiment ne sont pas contents à moins.

Henri Thomas, Londres, 1955, Fata Morgana, p. 16.

David Farreny, 11 mars 2008
halte

Mais parce que la pluie avait cessé, j’ai continué à marcher ; à présent les heures que j’ai passées dans ma chambre, avec le soleil à mon réveil, ne sont plus qu’une halte dans la marche que j’ai commencée il y a très longtemps. Je n’ai pas ménagé mes forces ; de celles que j’avais en me réveillant, il ne me reste qu’un souvenir, comme de ce soleil qui éclairait ma chambre avant la pluie ; elles ne me soutiennent pas plus que ce souvenir n’éclaire la rue maintenant. C’est entendu : je perds mes forces, je perds mon temps, je n’ai pas de volonté. Je crois tout de même que c’est ce que je voulais.

Henri Thomas, La nuit de Londres, Gallimard, p. 134.

David Farreny, 7 août 2009
pense

Et les “lecteurs” – ahmondieu. Les “lecteurs” sont ceux qui disent toute leur vie “parapluie” pour une chose à la vue de laquelle un écrivain pense “une canne en jupon” !

Arno Schmidt, « Parasélène & Yeux roses », Histoires, Tristram, p. 158.

Cécile Carret, 2 déc. 2009
matière

Il la renifla, la goûta du bout de la langue. Rien. Il la posa sur un bureau. D’où elle chercha à descendre. Tomba. Chtkk. Il la ramassa, la reposa. Après un petit temps, comme afin de ne pas contrarier celui qui l’avait posée là, elle reprit le chemin du bord du bureau et tomba. Chtkk. Il recommença, la déposa de nouveau, et toujours le même cinéma, cherchait le sol, s’écrasait.

Surtout, elle rendait un son à retardement : elle tombait ; une seconde passait ou un quart ou un dixième de seconde passait, et le bruit de sa chute, ce chtkk, leur parvenait, comme si, intérieurement et plus loin, un second objet entrait en collision pour délivrer du bruit, avec le même infime mais perceptible retard du son du starter sur la fumée ; une sorte d’incohérence des événements ou d’esprit d’escalier, le souvenir que les lois physiques décrivant le monde imposaient de rendre un son après une percussion, ou un besoin de réfléchir, une malice. Ils la jetèrent contre le mur où elle tenta de s’aplatir, friande de nouveaux espaces mais comprenant peut-être subitement la gravité ou l’incorporant dans son programme, ne trouva pas à s’accrocher et dégringola. Le son du heurt sur le mur n’arriva qu’en chemin vers le sol, chtkk, et le son de la chute au sol qu’après encore, chtkk.

C’était une matière étrange, presque mal fichue, une sorte d’erreur, mais pas totale, qui cherchait le plat. On avait dû se borner à ne lui apprendre que le plat, à n’être bien que sur du plat, au sol, et elle s’y cantonnait, n’y bougeait plus. Cette façon de se blottir à plat, pitoyable, affectueuse, donnait envie de l’adopter.

Alain Sevestre, Les tristes, Gallimard, p. 110.

Cécile Carret, 10 déc. 2009
temps

les brouillards de la Mer du Nord viennent nous refroidir

alors nous nous levons dans nos corps en attente

et sortons nos crânes pourris de leurs vieilles soupentes

pour les lancer sur le pavé de la ville endormie

il y a dans cet air comme une odeur de brasserie

comme si le fumet des germoirs partout dans la ville

se répandait ce soir pour regonfler nos nerfs débiles

et nous faire entrevoir des plaisirs à n’en plus finir

vers les trois ou quatre heures du matin un pauvre bougre

ira pisser sur ses souliers en regardant comment

la lune étend son sang dans la nuit qui s’entrouvre

au cri perçant du premier merle enroué mais ne ment-

il pas ? est-ce vraiment le jour qui là-bas monte et bouge ?

ah ! quelle horreur ce temps qui tourne inexorablement !

William Cliff, Autobiographie, La Différence, p. 101.

David Farreny, 20 déc. 2009
fragiles

Le monde se contractant autour d’un noyau brut d’entités sécables. Le nom des choses suivant lentement ces choses dans l’oubli. Les couleurs. Les noms des oiseaux. Les choses à manger. Finalement les noms des choses que l’on croyait être vraies. Plus fragiles qu’il ne l’aurait pensé. Combien avaient déjà disparu ? L’idiome sacré coupé de ses référents et par conséquent de sa réalité. Se repliant comme une chose qui tente de préserver la chaleur. Pour disparaître à jamais le moment venu.

Cormac McCarthy, La route, L’Olivier, pp. 134-135.

David Farreny, 18 mai 2011
endroit

Chez ma mère, qu’un jour je surpris, sans le vouloir, toute nue, assise devant son armoire à glace, ce qui la fit être deux, il y avait du crin noir bouclé, enroulé sur lui-même, dont les touffes se dirigeaient en tous sens : une sorte de chevelure ramassée et crépue au mauvais endroit. Je m’en secouai de dégoût et d’horreur, des journées entières : sur du lisse rose ou blanc et doux au toucher, il pouvait donc y avoir ce noir qui crissait sous les doigts.

Georges-Arthur Goldschmidt, La traversée des fleuves. Autobiographie, Seuil, p. 88.

Cécile Carret, 10 juil. 2011
opposer

Il y avait bien un village, tout près, jusqu’où il m’eût amusé de pousser, surtout à cause de son nom, Aureille, mais j’ai eu peur d’être déçu. En même temps, je n’attendais rien de spécial de quoi que ce soit, et, si j’évoque ici la crainte que je pouvais nourrir une déception, ce n’était pas réellement par rapport à un enjeu. Je n’attendais rien en vérité d’un village comme Aureille. Ce que je veux dire, c’est que si j’avais été dans un état normal, légèrement porté par la vie, par exemple, j’en aurais probablement attendu quelque chose, et c’est par rapport à ce quelque chose en soi que j’avais peur d’être déçu. Pas pour moi, donc, ni pour Aureille. Mais pour ce que cette déception, objective, en somme, aurait signifié de négatif et, partant, d’inutilement noir, comme une preuve de refus que peut opposer le monde. Je ne voulais pas être, non la victime, mais le témoin de ça. Je suis donc rentré.

Christian Oster, Rouler, L’Olivier, p. 134.

Cécile Carret, 30 sept. 2011
dispensés

Il y a des questions dont nous ne pourrions pas venir à bout si nous n’en étions dispensés par nature.

Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 456.

David Farreny, 8 nov. 2012
vis-à-vis

Volupté de voir ensuite à côté de soi dans la lumière changeante d’un cinéma le chatoiement du profil, la bouche, la joue, l’œil. Le summum était le léger corps à corps tel qu’il se produisait parfois de lui-même ; un simple attouchement fortuit eût alors fait l’effet d’une transgression. N’avais-je dès lors pas tout de même une amie ? La pensée d’une femme ne m’était pas connue comme concupiscence ou désir, mais seulement comme l’image idéale du beau vis-à-vis – oui, mon vis-à-vis devait être beau ! – à qui, enfin, je pourrais raconter. Raconter quoi ? Simplement raconter.

Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 17.

Cécile Carret, 3 août 2013

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