discothèque

Aller jusqu’au fond du gouffre de l’absence d’amour. Cultiver la haine de soi. Haine de soi, mépris des autres. Haine des autres, mépris de soi. Tout mélanger. Faire la synthèse. Dans le tumulte de la vie, être toujours perdant. L’univers comme une discothèque. Accumuler des frustrations en grand nombre. Apprendre à devenir poète, c’est désapprendre à vivre.

Michel Houellebecq, Rester vivant, La Différence, p. 14.

Élisabeth Mazeron, 24 sept. 2004
sympathie

Que signifie ici « nettement » ? Que veut dire « incertitude » et « équivoque » ? Nous ne cacherons pas que nous nous moquons franchement de ces distinctions. N’est-ce pas bon et grand que la langue ne possède qu’un mot pour tout ce que l’on peut comprendre sous ce mot, depuis le sentiment le plus pieux jusqu’au désir de la chair ? Cette équivoque est donc parfaitement « univoque », car l’amour le plus pieux ne peut être immatériel, ni ne peut manquer de piété. Sous son aspect le plus charnel, il reste toujours lui-même, qu’il soit joie de vivre ou passion suprême, il est la sympathie pour l’organique, l’étreinte touchante et voluptueuse de ce qui est voué à la décomposition. Il y a de la charité jusque dans la passion la plus admirable ou la plus effrayante. Un sens vacillant ? Eh bien, qu’on laisse donc vaciller le sens du mot “amour”. Ce vacillement, c’est la vie et l’humanité, et ce serait faire preuve d’un manque assez désespérant de malice que de s’en inquiéter.

Thomas Mann, La montagne magique, Fayard, pp. 685-686.

David Farreny, 12 mars 2008
mucus

Pourquoi le Seigneur lui a-t-il concédé ces hanches de la perdition qui fouettent mon cœur et l’air d’un appel déchirant ? Ne pouvait-il pas leur mettre à la place quelque bon vieux parchemin sacré ? Oui, Moïse. Il ne jouait pas du piano, Moïse, et il ne cueillait pas des zinnias et des cataclas en disant : Voyez comme je suis immatériel et comme mon corps sans défaut, chère, est l’image de mon âme ! Il avait des cals sur la nuque et ses reins étaient vertueusement déformés ! Et il se mouchait sans honte, car il vivait en esprit. (Solal fit une grimace solennelle pour lui tout seul. Sous cette fureur bégayante, il y avait tant de joie et de jeunesse.) Tandis qu’Apollon se mouchait à petits coups derrière une colonne, Moïse, homme de Dieu, tirait son vieux mouchoir à carreaux, immense, comme une tente, le secouait, l’éployait au vent de l’esprit et, regardant l’Éternel face à face, il se mouchait. Alors, tonnant du haut du Sinaï, ses fortes expectorations remplissaient de crainte les douze tribus agenouillées au pied du mont. J’ai peur aussi. Ou peut-être il n’avait pas de mouchoir ? L’index droit, puis le gauche et la crainte de Dieu ! Tandis que ces filles vous sortent un petit mouchoir parfumé et armorié et elles font des petites expirations modestes, pff pff comme un petit chat, des petites mines discrètes, comme si elles disaient : « C’est un petit jeu, notre joli petit nez fait des confidencettes à notre carré de linon. » En réalité, elles y mettent du beau mucus bien vert, bien solide et bien carré ! Production de l’amour : hasard (elle aurait tout aussi bien pu faire ses singeries musicales, distinguées, passionnées, poétiques, avec un autre) ; social (admiration consciente — ou inconsciente chez les purettes — de l’homme qui réussit) ; biologique (une large poitrine est indispensable à ces vierges ou verges du diable pour qu’elles aiment) ; et si l’aimé n’est pas absolument idiot il peut les tourner sur le gril par l’inquiétude. Alors c’est le grand amour bleu céleste et rouge cœur et violet infini.

Albert Cohen, Solal, Gallimard, pp. 170-171.

Bilitis Farreny, 1er avr. 2008
affleure

N’importe : tout ce qu’affleure et que nomme la littérature est sacré, jusqu’au moindre bout de trottoir que la phrase une seule fois a touché de sa grâce (et le grenadier qui s’échappe).

Renaud Camus, « lundi 21 avril 1986 », Journal romain (1985-1986), P.O.L., p. 288.

David Farreny, 3 juin 2009
non

Elle semblait s’entêter. Qu’elle fût en même temps flasque et résistante les inquiéta. Ça ne leur disait rien, ne leur rappelait rien. Une manière de film gras, opalescent, de voile laiteux, comme une bouffée de fumée figée, enduisait la surface qui leur glissait entre les doigts sans les graisser pour autant, du gras non gras. En même temps, gentille, ouverte à toutes les comparaisons.

Alain Sevestre, Les tristes, Gallimard, p. 110.

Cécile Carret, 10 déc. 2009
voix

Juste à ce moment-là, un sifflement fusa, puis un autre encore. On avait l’impression qu’ils naissaient très très loin, puis qu’ils fondaient sur nous comme une locomotive emballée : la terre trembla, un instant les travées de béton du plafond vibrèrent comme si elles étaient en caoutchouc, et enfin ce furent deux explosions, suivies d’une pluie de gravats et, en nous, ce délicieux relâchement qui succède au spasme. Valerio s’était traîné dans un coin et, le visage enfoui dans son coude comme pour se protéger d’une gifle, priait à voix basse.

À nouveau, un sifflement monstrueux jaillit. Les nouvelles générations occidentales ne connaissent pas ces sifflements si caractéristiques : ils n’étaient certainement pas fortuits, il faut que quelqu’un les ait voulus ainsi, pour donner aux bombes une voix qui exprime toute leur soif et leur menace. Je me laissai rouler au bas des sacs, contre le mur : ce fut l’explosion, toute proche, presque physique, puis le souffle puissant de déplacement d’air.

Primo Levi, « Capaneo », Lilith, Liana Levi, p. 11.

Cécile Carret, 21 mars 2010
décomposé

Certains airs sont du trot, avec un rythme aussi décomposé que la musculature d’un cheval.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 132.

Cécile Carret, 28 juin 2012
saccades

En ne trouvant sa place nulle part, il tourmentait les autres ; les chassait de leur place ou tout au moins la leur rendait invivable. Dès que mon père entrait dans la grande salle, le malaise s’y installait. Se contentait-il d’être debout à la fenêtre que nous autres étions frappés d’une brusquerie qui nous faisait tout faire par saccades.

Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 65.

Cécile Carret, 4 août 2013
spacieux

Tout ce gravier roulait sous mes semelles trop épaisses pour me permettre de tâter le terrain, m’obligeant à chaque pas à m’accrocher aux branches trop souples des arbustes ou à une touffe d’épineux.

Je me rappelle pourtant bien avoir atteint le sommet d’où, après un moment de répit passé affalé sur le dernier replat, j’escomptais prendre des environs une vue intéressante, mais il ne me reste aucun souvenir de ce que j’y ai contemplé.

Peut-être l’effort que j’avais dû fournir m’avait-il momentanément privé de toute ressource émotive ; ou peut-être n’ai-je ressenti qu’une déconvenue elle-même d’ailleurs due à cet affaiblissement de ma capacité à réagir en présence d’un paysage répondant à mon appétit pour le spacieux.

Il ne contredit pas un goût tout aussi prononcé pour la clôture : un cercle étroit de collines boisées autour de quelques toits architecturés au creux des prés par un hasard géométricien de génie.

Bien que le temps les oblige à se manifester tour à tour, ce sont deux aspects concomitants du même unique mouvement, et qui s’engendrent l’un l’autre en un point que nous ne pouvons situer que comme un point de fuite.

Devant une irruption du spacieux, j’éprouve une envie très intense de m’y fondre et, comme je n’y parviens jamais complètement, j’exécute une espèce de danse rituelle compensatrice, un peu auvergnate, un peu sioux, qui témoigne au moins de l’allégresse que m’inspire cette rencontre avec un premier degré de l’infini.

Si je pousse en même temps parfois des cris inarticulés ou improvise une mélopée plus savante ? — j’avoue que oui, car il s’agit de célébrer l’ampleur du monde dans un langage lyrique dont les vocables n’aient ni moins ni plus de sens que les sons naturels produits par le vent et les eaux courantes.

Jacques Réda, « Autres écarts expérimentaux », «  Théodore Balmoral  » n° 71, printemps-été 2013, p. 64.

David Farreny, 29 juin 2014
réduit

Atterré par ce que M. de Norpois venait de me dire du fragment que je lui avais soumis, songeant d’autre part aux difficultés que j’éprouvais quand je voulais écrire un essai ou seulement me livrer à des réflexions sérieuses, je sentis une fois de plus ma nullité intellectuelle et que je n’étais pas né pour la littérature. Sans doute autrefois à Combray, certaines impressions fort humbles, ou une lecture de Bergotte, m’avaient mis dans un état de rêverie qui m’avait paru avoir une grande valeur. Mais cet état, mon poème en prose le reflétait : nul doute que M. de Norpois n’en eût saisi et percé à jour tout de suite ce que j’y trouvais de beau seulement par un mirage entièrement trompeur, puisque l’Ambassadeur n’en était pas dupe. Il venait de m’apprendre au contraire quelle place infime était la mienne (quand j’étais jugé du dehors, objectivement, par le connaisseur le mieux disposé et le plus intelligent). Je me sentais consterné, réduit ; et mon esprit comme un fluide qui n’a de dimensions que celles du vase qu’on lui fournit, de même qu’il s’était dilaté jadis à remplir les capacités immenses du génie, contracté maintenant, tenait tout entier dans la médiocrité étroite où M. de Norpois l’avait soudain enfermé et restreint.

Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Gallimard.

David Farreny, 4 mars 2016

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