tourisme

Le tourisme se détruit lui-même. C’est là la règle générale.

Renaud Camus, Le département de la Lozère, P.O.L., p. 32.

David Farreny, 12 mars 2008
habitable

La mer de l’Odyssée nous est barrée, celle de Racine non moins, celle de Bonnard tout autant ; les plages de Jules et Jim n’existent plus, ni leurs pinèdes ; c’est tout juste si nous pouvons attraper quelques vestiges ultimes des Vacances de M. Hulot, et pour le reste ne nous tend plus guère les bras que l’univers des Bronzés : nous y tombons d’un cœur allègre, en affectant de croire que c’est au moins Cabourg, et que Tendre est la nuit, sinon Nausicaa. La Hollande et ses ciels peuvent prodiguer encore, à condition de méticuleux cadrages, quelques belles impressions de Ruysdael. Mais le plus grand paysage classique européen, surtout dans sa forme la plus princeps et la mieux consacrée, c’est-à-dire romaine, il y a beau temps qu’il n’a plus de répondant sur la terre ; il en va de lui comme de ce mythe dont la mélancolie nous est désormais soustraite, elle aussi, la «  campagne romaine  » : champs de ruines parmi les pacages et les montagnes du soir, que nous disaient ces flâneries et ces vedute, sinon la fragilité des empires, des bonheurs et la nôtre, et la familiarité pastorale de la mort ? Les bretelles et les talus du grande raccordo annulare ne racontent plus rien de tel, ni leur tumulte ordurier. Circulation frénétique, embouteillages, klaxons, chantiers perpétuels, détritus généralisés : on peut dire que c’est la vie même. Mais c’est la vie sans art, sans forme, sans silence, sans faille ni sans refuge pour la solitude, sans habitable idée de la mort. Elles ne sont plus en nous, nous sommes tout en elles. Leur victoire est cette fois totale.

Renaud Camus, « Wittgenstein sur la côte de Galway », Esthétique de la solitude, P.O.L., pp. 160-161.

David Farreny, 3 sept. 2009
narration

Je disais, par exemple : Cette nuit, j’ai de nouveau rêvé que je me promenais rue du Kanal en compagnie de Dora Fennimore. Et, après une ou deux secondes de silence, j’ajoutai : Dora Fennimore avait une robe ravissante. Et, comme quelqu’un me demandait des précisions vestimentaires, je disais : Une longue robe chinoise, fendue, bleu profond, avec des revers shocking rose. Puis je laissais les exclamations admiratives se tarir, et ensuite je disais : Il régnait dans la rue du Kanal la même ambiance que sur le décor que je vois en ce moment entre les planches. Et, comme il fallait poursuivre, comme on m’invitait à aller de l’avant dans ma narration, je disais : C’est-à-dire que l’on ne savait pas si l’atmosphère était féérique ou extrêmement sinistre. Puis : Par exemple, au-dessus de nos têtes planaient des oiseaux et des papillons immenses, mieux adaptés que nous aux nouvelles conditions sociales et climatiques. Et, comme une voix derrière moi me demandait quel aspect, plus précisément, avaient ces bêtes, je disais : Ailées, d’un gris bouleversant, taillées dans des matières organiques veloutées, avec des yeux richement noirs qui observaient l’intérieur de nos rêves. Et, après une pause, j’ajoutai : Dora Fennimore et moi, nous nous promenions sous leurs ailes sans nous préoccuper d’autre chose que de vivre.

Antoine Volodine, Des anges mineurs, Seuil, p. 206.

Cécile Carret, 3 oct. 2010
autant

Ce processus de la propagation du genre débouche dans la mauvaise infinité du progrès. Le genre se conserve seulement moyennant la disparition des individus qui, dans le processus de l’accouplement, ont rempli leur destination, et, pour autant qu’ils n’en ont pas de plus haute, vont, par là, à la mort.

Georg Wilhelm Friedrich Hegel, « Le rapport des sexes », Encyclopédie des sciences philosophiques, II. Philosophie de la nature, Vrin, p. 325.

David Farreny, 7 fév. 2011
figuratif

Sur les dépliants d’époque, on voit bien la piscine construite sur le toit et dont le fond transparent permettait aux clients du centre commercial de voir les baigneurs […].

Par en dessous, elle a regardé la piscine de Cap 3000, ce miracle figuratif qui avait fasciné les visiteurs à l’inauguration du centre commercial, elle a regardé les corps d’enfants plongeant avec une gaieté amortie, elle a regardé les nageurs posés là-haut à la surface, elle les voyait sortir de l’eau, se hissant en raccourci sur l’échelle, le corps tronqué puis vaporisé dans l’air et la lumière, elle en voyait d’autres qui s’élançaient avec véhémence ou résignation comme des spectres effervescents et qui fondaient, fuligineux, dans la noirceur de l’eau, et elle a croisé le regard d’une femme qui nageait lentement au fond, là, si près d’elle, glissant et tâtonnant, scrutant par les hublots immenses comme si elle jetait un œil outre-tombe, regardant, cherchant ce qui était perdu, puis remontant, et revenant, souriant, remontant, fuyant très vite, et revenant.

Nathalie Léger, Supplément à la vie de Barbara Loden, P.O.L., p. 42, 150.

Cécile Carret, 17 mars 2012

Mon unique sentiment de bonheur consiste en ce que personne ne sait où je suis. Que n’ai-je la possibilité de continuer toujours ainsi ! Ce serait encore plus juste que la mort.

Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 311.

David Farreny, 28 oct. 2012
psychanalyse

Mais, plus radical encore que Freud, Wittgenstein saisit immédiatement par où pèche la psychanalyse : elle flatte trop le narcissisme. Les explications qu’elle propose sont d’autant plus attrayantes qu’elles sont à première vue plus choquantes. « C’est peut-être, confie-t-il à l’un de ses amis, le fait que l’explication est extrêmement repoussante qui vous pousse à l’accepter. » Et, plus que quiconque, il est sensible au jeu incessant de la mélancolie et du besoin de consolation, à l’exigence de l’idéal et au besoin d’être trompé, à la dialectique subtile entre la croyance et la désillusion…

Sur le charme des profondeurs, Wittgenstein a cette formule ironique : « Les gens y trouvent un dédale dans lequel s’égarer. » Dans ce type d’explications, le mystère tient lieu de réponse. Plus proche de Kraus que de Freud, il estime que toute la fécondité de la psychanalyse peut être éprouvée à condition de convenir que Freud n’a rien inventé ; la psychanalyse ne relève pas de la science, mais de l’esthétique : Freud ne nous apprend rien, mais nous fait voir ce dont on ne s’était pas avisé jusque-là. Selon Wittgenstein, la bonne explication psychanalytique n’est rien de plus (ni de moins) qu’un tableau réussi. La réaction au tableau est en ce sens constituante de son effet esthétique, puisqu’il résout la perplexité du destinataire.

Roland Jaccard, « Le dicible et l’indicible », L’enquête de Wittgenstein, P.U.F., pp. 52-53.

David Farreny, 6 déc. 2014
abstraits

Plaisirs de la chère et de la chair font des souvenirs très abstraits. La mémoire est une archiviste frugale et frigide.

Éric Chevillard, « lundi 7 octobre 2019 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 2 mars 2024
langueur

L’ennui est ma passion. Il arrive qu’il se dissipe quelque temps, mais il revient toujours, et c’est pourquoi la vie me paraît aussi trépidante que ses dimanches. Comme me le fit un jour remarquer cet ami qui a le sens de la formule : « Tu sembles traverser les jours dans le sens de la langueur. » Et il est vrai que je me promène en ce monde en traînant la fatigue d’un décalage horaire. Cet état chronique serait tolérable s’il ne me rendait pas inapte aux amusements comme aux activités sérieuses.

Frédéric Schiffter, Sur le blabla et le chichi des philosophes, P.U.F., p. 5.

David Farreny, 14 mai 2024

mot(s) :

auteur :

rechercher 🔍fermer