pensée

Tout est dans la manière, et toute la manière est dans une pensée.

Henri Thomas, Londres, 1955, Fata Morgana, p. 25.

David Farreny, 14 avr. 2002
contournent

Sophie demanda, effrayée : « Tu n’aimes pas ton enfance, Gerhard ? » Le malade la regarda gravement : « L’aimer ? Oh si. Je l’aime comme on aime un mensonge qui rend heureux, ou un rêve dans lequel on était, ou une bonté qui fait de vous un esclave. J’aime ces pièces qu’elle a habitées, et ta voix qui était sa nostalgie. J’aime tous les chemins où tu m’as conduit, ces chemins discrets, silencieux qui contournent la vie pour mener à ton Dieu. »

Sophie eut un mouvement qui fit tomber la cuillère d’un coup sec sur la soucoupe.

Puis elle dit froidement : « Je t’ai élevé dans la piété. »

Gerhard sourit légèrement : « Qu’est-ce que la piété ? Le plaisir qu’on prend à des églises sombres et à des arbres de Noël illuminés, la gratitude que l’on éprouve pour un quotidien tranquille que ne vient troubler aucune tempête, l’amour qui a perdu son chemin et qui cherche, qui tâtonne dans l’infini sans rivages. Et une nostalgie qui joint les mains au lieu de déployer ses ailes. »

Rainer Maria Rilke, Au fil de la vie, Gallimard, p. 129.

Élisabeth Mazeron, 17 janv. 2008
boire

Le célibat. Boire. Qu’est-ce que la soûlographie ? Sinon une manière liquide de correspondre, grâce au vin, ou à l’alcool, à notre état naturel, qui est malheureux. Il faut qu’on parvienne à l’être-malheureux euphoriquement, superficiellement, pour pouvoir dire que sans le vin, tout irait bien.

Georges Perros, « Feuilles mortes », Papiers collés (3), Gallimard, p. 281.

David Farreny, 27 mars 2012
consacré

Il alla se baigner, pour se laver des maux de tête et battements de cœur de la nuit, de la poussière de l’école et de tout.

Déshabillé, en maillot de bain, il resta longtemps assis sur un rocher. Il écoutait le grondement de l’eau, qui à chaque instant débouchait du champagne frais en pétaradant. Plus il descendit vers elle, se lia d’amitié avec elle, la flatta. Quand il vit qu’elle ne lui faisait pas de mal, il la gifla des deux mains, avec l’arrogance lèse-majesté de la jeunesse, aussi téméraire qu’un nourrisson qui frappe un tigre royal. Il s’immergea en elle. Il en ressortit en s’ébrouant et s’esclaffa. Il se balança à sa surface fragile comme du verre. Il chanta et hurla. Il se rinça la gorge avec eau salée et l’y recracha, car la mer est aussi un crachoir, le crachoir des dieux et des jeunes gens indociles.

Puis, les bras grands ouverts, il jeta son corps dans le bleu perlé pour s’unir enfin à elle. Il n’avait plus peur de rien. Il savait qu’après cela, il ne pourrait plus lui arriver grand mal. Ce baiser et ce voyage l’avaient consacré.

Il nagea loin, au-delà de la ligne des bouées, là où il soupçonnait déjà des dangers – requins, cadavres, ancres rouillées, épaves de bateau –, pour faire sien tout ce qui est beau et laid, tout ce qui est visible et invisible.

Dezsö Kosztolányi, Kornél Esti, Cambourakis, p. 76.

Cécile Carret, 28 août 2012
prise

Certaines personnes ne comprennent rien à ce que j’écris, mais rien. Elles m’en font parfois la confidence – parmi elles, des embarrassées, bien honteuses même et qui en conçoivent une sorte de mésestime d’elles-mêmes qui bien évidemment me navre ; mais aussi, parmi elles, des offusquées, vaguement moqueuses ou méprisantes qui me prennent pour un prétentieux vain et fumeux, ce qui bien évidemment me navre. Pour toutes, ma phrase est telle : x + x + x + x + x + x + x + x + x + x + x + x + x, si elle n’est carrément x2 + x2 + x2 + x2 + x2 + x2 + x2 + x2 + x2 + x2. Elles dérapent sur mes pages comme sur de la glace ou s’y égarent comme dans un brouillard. Leur intelligence peut être agile, par ailleurs, ce ne sont pas (toutes) de sombres brutes, mais cette fois rien à faire : pas d’entrée, pas de prise. À se demander si nous possédons le même cerveau, devant ce constat angoissant : nos têtes ne peuvent rien échanger que des hochements dépités et les bosses qui en résultent quand elles se cognent.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 162.

Cécile Carret, 9 mars 2014
rallongent

Les jours rallongent et je ne suis pas prêt.

Jean-Luc Sarré, Ainsi les jours, Le Bruit du temps, p. 155.

David Farreny, 30 juin 2014
effet

Chacun devrait étudier la philosophie et les humanités autant qu’il suffit à se rendre la volupté davantage agréable. Si nos hobereaux, nos chevaliers de cour, nos comtes et d’autres encore en faisaient leur miel, ils s’étonneraient souvent de l’effet qu’a un livre. Ils croiraient à peine que Wieland rehausse le champagne, que sa riche couleur rosée, son voile d’argent et sa vapeur étoffée eux-mêmes sublimeraient le plaisir qu’offre une paysanne bonne et souple.

Georg Christoph Lichtenberg, Le miroir de l’âme, Corti, p. 133.

David Farreny, 23 oct. 2014

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