curatif

L’art, l’art authentique, dont l’objet est près de la source même de l’art (c’est-à-dire dans les lieux nobles et déserts — et certainement pas dans le vallon surpeuplé des effusions sentimentales), a dégénéré en notre sein pour tomber à un niveau qui est hélas celui du lyrisme curatif. Et, bien que l’on comprenne la soif de chercher une voie publique pour soulager un désespoir personnel, il faut rappeler que la poésie reste étrangère à une telle aspiration ; les bras de l’Église ou ceux de la Seine ont plus de compétence en la matière.

Vladimir Nabokov, Partis pris, Julliard, p. 252.

David Farreny, 13 avr. 2002
mystère

Comme les étoiles, les beaux textes naissent dans des nurseries de phrases où, sortant du disque d’accrétion et par contraction gravitationnelle, des agrégats de matière — rythmes, sonorités, idées encore indifférenciées, ou plutôt rythmes d’idées, idées de sonorités, sonorités de rythmes mêlés au point qu’on ne distingue plus les uns des autres — se condensent, se figent et se refroidissent. Écrire — et le faire toute la sainte journée, sans autre but ni désir —, c’est attendre le moment où l’on peut approcher de la forge sans se brûler (bien sûr, le génie, qui n’écrit pas mais crée, va directement se baigner dans la lave). On ramasse alors du mâchefer, des scories, des escarbilles qu’on n’a plus qu’à emballer dans du vieux papier, comme des harengs. Voilà pour le mystère de la littérature.

Thierry Laget, « Ne pas déranger », « Théodore Balmoral » n° 59-60, printemps-été 2009, p. 6.

David Farreny, 17 nov. 2009
catimini

Ils cassent toutes les pierres, soi-disant pour voir comment fut fait le monde. On leur montre une majestueuse pyramide de rochers, et c’est au mieux un laccolithe : parle-t-on d’un glacier, ils deviennent pensifs et débattent sur la possibilité qu’il offre de contenir ou non des habitants d’un village lacustre avec leur loulou-des-tourbes (joli nom, ça).

À mi-chemin entre Dombas et Jerkin, un pauvre bloc de pierre sur lequel je m’étais assis excita ces messieurs au plus haut point ; je dus bel et bien me lever et laisser mon siège à leur voracité : tandis qu’ils le cassaient en morceaux, ma personne s’éclipsa en catimini ; semel in anno licet insanire.

Si donc j’évite si possible les géologues, il n’en demeure pas moins que j’aime leur science, surtout à la fin de l’automne. (Frau Doktor prêtait l’oreille derrière une nébuleuse d’Orion de fumée de cigarettes ; autrement non plus on n’aurait pu voir ses yeux, car bien sûr elle portait des lunettes.)

Arno Schmidt, « Histoire racontée sur le dos », Histoires, Tristram, p. 54.

Cécile Carret, 17 nov. 2009
image

Lorsque deux chaises sont disposées au milieu du petit salon de Keats, exactement de la même façon qu’en le célèbre tableau de Severn, si souvent reproduit, montrant Keats lisant là, sur une chaise, le coude appuyé sur une autre en face de la baie, une vibration de vérité se produit, qu’aucune notice didactique ne déclenchera jamais […]. Bien sûr, la référence, dans la simple et efficace mise en scène des deux chaises, n’est toujours pas le “réel”, cet éternel déserteur de la pensée comme de la rêverie (mais pas de la douleur, bon). La référence, c’est seulement le tableau de Severn, et Severn n’a jamais vu Keats lisant dans la maison de Hampstead. Cependant il s’est beaucoup renseigné auprès de Brown, qui lui a envoyé des descriptions méticuleuses, presque maniaques : il fallait que la postérité sût bien dans quelle position lisait Keats à Wentworth Place. Et surtout il y a cette phrase insondable de Keats qui nous permet d’entrevoir que la solution c’est le problème lui-même, et que l’essence des choses c’est de nous échapper indéfiniment, comme le sens :

« And there I’d sit and read all day like the picture of somebody reading » (comme l’image de quelqu’un qui lit).

Nous ne faisons jamais qu’imiter quelqu’un qui vivrait (et qui lirait, surtout).

Renaud Camus, « Wentworth Place, à Hampstead, Londres. John Keats », Demeures de l’esprit. Grande-Bretagne I, Fayard, pp. 394-395.

David Farreny, 6 juin 2010
tiens

Tiens, un ragondin !

Mammifère rongeur originaire d’Amérique du Sud, le ragondin peut atteindre 64 centimètres, mais celui-ci est un peu plus petit, aux incisives orange. Il se nourrit essentiellement de plantes d’eau douce. Sa fourrure interne imite celle du castor, c’est un luxe dont il jouit secrètement, sans ostentation.

Un hiver rigoureux succède à l’automne pluvieux suivi à son tour d’un printemps ensoleillé puis d’un été torride, qui touche à sa fin, voici les premières pluies d’automne.

J’avais trouvé une parfaite définition du brouillard, je l’ai perdue.

Le vaillant petit tailleur sent venir la faim. Il fait halte devant un pommier et tend le bras pour cueillir un fruit. Mais lequel choisir ? Il hésite. Toutes ces pommes sont très réussies. Comment fait le ver ?

Le lendemain, c’est la soif qui le surprend. Il s’agenouille sur la berge d’un clair ruisseau. Mais à quel moment plonger ses mains en coupe dans cette eau courante ? quelle gorgée boire, et pourquoi celle-ci plutôt qu’une autre ?

Depuis combien de jours marche le vaillant petit tailleur, depuis combien de mois ? Sa ville n’est déjà plus qu’un point à l’horizon. Rue du Poids de l’huile, le chat aux trois couleurs furète dans les coins. Il doit chercher sa bille, pense le petit tailleur. Là-bas, sous la carriole du chiffonnier.

Il se croit perdu dans la forêt profonde. Il n’y a pourtant qu’un arbre dans la plaine. Mais il tourne autour interminablement.

La fatigue tombe d’un coup sur ses épaules. Le petit tailleur la couche sur un lit d’herbe, et se sauve sans faire de bruit.

Mais quand enfin il dénoue sa ceinture pour s’étendre plus à son aise, tout se fige et fait silence sur Terre et dans le ciel. Cette imperceptible vibration de lumière pourtant ? Ce sont les sept étoiles de la Grande Ourse qui tremblent : elles ont lu.

— Je dors sur mes deux oreilles sans parvenir à fermer l’œil, qui suis-je ?

— Le vaillant petit tailleur ?

— Mais non !

— L’auteur ?

— Mais non ! La lune !

Éric Chevillard, Le vaillant petit tailleur, Minuit, p. 50.

Cécile Carret, 25 avr. 2011
sortis

J’observais les couples qui tournaient avec tant de sérieux, d’attention, de sûreté sur le parquet de danse avec un frisson d’étonnement, de respect même, comme s’il s’agissait de la vénération d’un mystère. Cette jeune femme qui se mouvait avec tant de dignité était pourtant bien la même qui autrefois sautait, sur une seule jambe, par-dessus les limites, tracées à la craie, du ciel et de l’enfer ? Et il n’y avait pas longtemps que celle qui, à pas mesurés, soulevant légèrement sa robe, gravissait les marches de l’estrade nous avait, dans un pâturage, montré son sexe d’enfant sans poils ! Avec quelle rapidité ils étaient sortis des enfantillages et me regardaient littéralement de haut en bas !

Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 41.

Cécile Carret, 3 août 2013
s’identifiant

Mais cette amitié ne durait que le temps de la partie ; quand elle prenait fin, chacun, sans rien faire, s’écartait de l’autre, et ceux qui rentraient chez eux étaient redevenus solitaires, simples voisins, connaissances éloignées, villageois s’identifiant surtout les uns les autres à leurs faiblesses et bizarreries respectives : le coureur de jupons, l’avare, le somnambule.

Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 67.

Cécile Carret, 4 août 2013
datées

Soutenir la thèse que toutes les valeurs de la gauche n’apparaissent encore vivantes qu’en tant qu’elles ne sont pas datées, que leur âge — dix-neuvième — n’est pas révélé. S’il l’est, alors brusquement la pensée de gauche apparaît comme ce qu’elle est, c’est-à-dire conservatrice.

Philippe Muray, « 26 juillet 1982 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, p. 189.

David Farreny, 2 mars 2015
Inquisition

Par sa clarté desséchante, par son refus de l’insolite et de l’incorrection, du touffu et de l’arbitraire, le style du XVIIIe siècle fait songer à une dégringolade dans la perfection, dans la non-vie. Un produit de serre, artificiel, exsangue, qui, répugnant à tout débridement, ne pouvait en aucune façon produire une œuvre d’une originalité totale, avec ce que cela implique d’impur et d’effarant. En revanche, une grande quantité d’ouvrages où s’étale un verbe diaphane, sans prolongements ni énigmes, un verbe anémié, surveillé, censuré par la vogue, par l’Inquisition de la limpidité.

Emil Cioran, « Écartèlement », Œuvres, Gallimard, p. 913.

David Farreny, 1er mars 2024

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