J’ai parlé cette semaine, au téléphone, à propos de Plieux et de ce que je souhaiterais y faire, à toutes les autorités officielles de la culture dans la région. J’ai été en rapport avec tous les bureaux. Et chaque fois, chaque fois, il m’a fallu me présenter comme un jeune homme, expliquer que j’étais écrivain, faire feu de tous mes maigres titres de notoriété (il n’y a guère que la villa Médicis qui semble établir aux yeux de ces gens que je ne suis pas quelque excité farfelu). « Pas un mot qui connaisse nos livres », comme disent mélancoliquement les Goncourt, après une rencontre avec des cousins à eux ; mais les cousins devaient connaître leur nom, au moins, tandis que moi c’est éternellement « Camus C.A.M.U.S ? », voire « C.A.M.U ? », ou bien « comme l’écrivain ? ». Si j’écrivais mon autobiographie (mais je ne fais que ça, évidemment), je pourrais l’intituler Comme l’écrivain.
Renaud Camus, « samedi 27 février 1993 », Graal-Plieux. Journal 1993, P.O.L., p. 60.
Je remarque que la douleur abrutit, abêtit, écrase.
Cesare Pavese, Le métier de vivre, Gallimard, p. 119.
Si le soleil répare
Les ravages du ciel, que la brise ranime
Les airs dolents — et fuyant, dispersée,
L’ombre grave des nues s’en va dans la vallée ;
Si les oiseaux confient au vent leur cœur
Sans défense, que la lumière
Dans les bois entrouverts, par les dernières
Neiges, insuffle à nouveau désir d’amour
Et nouvelle espérance aux animaux troublés —
Aux âmes lasses des humains, dans la douleur
Ensevelies, peut-il renaître
Le bel Âge, que la détresse et la flamme
Noire du vrai consumèrent
Avant le temps ?
Giacomo Leopardi, « Au printemps », Chants, Flammarion, p. 71.
Fait et défait les scénarios de la vie future. Quelle nuance y a-t-il entre la patience et la réussite ?
Gérard Pesson, « mercredi 20 octobre 1993 », Cran d’arrêt du beau temps. Journal 1991-1998, Van Dieren, p. 118.
San Michele. Étrange effet que de marcher sur ce sol fait presque tout entier de dalles funéraires. Ces plaques de marbre, pressées les unes contre les autres comme les pierres taillées d’un édifice, rappellent l’origine du mot « monument », le mémorial, le memini de l’esprit qui se souvient. L’exemple premier, le plus simple, le plus évident, est la pierre tombale. C’est sur les tombeaux des morts que se sont bâties les cultures.
Le vertige est ici d’autant plus fort que ces plaques sont des calcaires à gryphée, très dures, à peine entamées par les millions de pas qui se sont succédé à leur surface depuis des siècles, et l’on y distingue des fossiles, enroulés sur eux-mêmes comme de gros ressorts, qui renvoient à la machinerie inimaginable du Temps.
Jean Clair, « La première pierre », Journal atrabilaire, Gallimard, p. 171.
J’aime les animaux, je suis connu pour cela, je serai vétérinaire quand je serai grand. Un jour, j’ai demandé à ma mère si les animaux aussi avaient un cœur qui battait comme le nôtre :
— Mais bien sûr. D’ailleurs, tu sais, nous sommes des animaux, nous aussi.
— On est des animaux ?
— Mais oui !
— On est quel animal ?
Éric Chevillard, Le vaillant petit tailleur, Minuit, p. 35.
Si les dimensions du réel et de l’imaginaire peuvent s’ajuster harmonieusement, et se communiquer mutuellement leurs richesses, il arrive aussi que le rêveur se retrouve écartelé entre leurs exigences contradictoires. Une part de sa vie, et non des moindres, nécessite qu’il abandonne sa bienheureuse hébétude, non seulement pour se soumettre à des contraintes qui lui déplaisent, mais aussi parce qu’il peut vouloir son propre bien d’une manière moins immédiate. Il peut par exemple avoir besoin de mobiliser toutes ses forces, en un effort tendu, pour progresser dans un domaine qui l’intéresse, pour intervenir dans la sphère sociale. Pour désigner ces deux temps de l’existence, Bachelard emprunte à Carl Gustav Jung ses notions d’animus et d’anima (chez Jung, l’animus désigne la part masculine du psychisme féminin, et l’anima, la part féminine du psychisme masculin). À l’animus le dynamisme, la socialisation, le temps haché par les horaires ; à l’anima la langueur, la solitude, la durée. Pour tous les hommes, le passage de l’un à l’autre se fait, par la force des choses. Sans cesse, les contingences de la vie quotidienne viennent rappeler au rêveur les exigences de l’animus. Il faut s’arracher de son lit lorsque le réveil sonne, quitter l’habitacle protecteur du train ou de la voiture lorsqu’on est arrivé à destination, s’ébrouer lorsque le médecin apparaît sur le seuil de la salle d’attente, se forcer à cesser de penser à l’être aimé pour se mettre enfin au travail, retourner à l’école, à l’atelier ou au bureau lorsque le week-end ou les vacances, dont on aurait voulu retenir chaque minute et qui nous ont coulé entre les doigts comme du sable, sont terminés…
Mona Chollet, La tyrannie de la réalité, Calmann-Lévy, p. 39.
La caractéristique décisive de ce monde est sa caducité. En ce sens, les siècles n’ont pas d’avantage sur l’instant présent. La continuité de cette caducité ne peut donc fournir aucune consolation, le fait qu’une vie nouvelle fleurit sur les ruines prouve moins la ténacité de la vie que celle de la mort. Si je veux lutter contre ce monde, il me faut donc l’attaquer dans sa caractéristique décisive, c’est-à-dire dans sa caducité.
Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 477.
À propos de rien, une fois, elle avait déclaré à Julie qu’elle ne se lavait jamais les pieds pour la simple raison que, en prenant sa douche, ils étaient autrement nettoyés par toute l’eau savonneuse qui coulait sur eux.
Alain Sevestre, Poupée, Gallimard, p. 286.
J’ai de plus en plus souvent le sentiment que mon écriture ne manque pas une occasion de se faire l’instrument même de mon étiolement intérieur.
Jean-Luc Sarré, Ainsi les jours, Le Bruit du temps, p. 188.
La conversion de malfaiteurs avant leur exécution peut être comparée à une espèce de gavage : on les engraisse spirituellement et, afin qu’ils ne rechutent plus, on leur coupe ensuite le cou.
Georg Christoph Lichtenberg, Le miroir de l’âme, Corti, p. 183.