réalité

La réalité est autre. La réalité est une marâtre.

Pierre Michon, « Neuf passages du causse », Mythologies d’hiver, Verdier, p. 81.

David Farreny, 5 juin 2002
personnage

Le danger, avec nous autres hommes, c’est que, lorsque nous croyons analyser notre caractère, nous créons en réalité de toutes pièces un personnage de roman, auquel nous ne donnons pas même nos véritables inclinations. Nous lui choisissons pour nom le pronom singulier de la première personne, et nous croyons à son existence aussi fermement qu’à la nôtre propre. C’est ainsi que les prétendus romans de Richardson sont en réalité des confessions déguisées, tandis que les Confessions de Rousseau sont un roman déguisé. Les femmes, je crois, ne se dupent pas ainsi.

Valery Larbaud, « Journal intime de A.O. Barnabooth », Œuvres, Gallimard, p. 93.

Élisabeth Mazeron, 14 juin 2006
feu

Il y a du feu. Nous le cherchons dans les ombres,

dans l’hiver des chambres vides où veillent

des objets obscurs, nous le cherchons

Dans les prisons, les gares, les alphabets, les chiffres.

Peut-être aussi est-il dans la nuit du corps,

Dans le réseau des nerfs et du sang,

aspiré vers le haut, il tourne sur lui-même

et dicte les mots du Commencement.

Lionel Ray, Comme un château défait, Gallimard, p. 84.

David Farreny, 27 août 2006
échappée

Puis le temps précipite son cours, brise les cercles où il tournait en rond bien plus qu’il ne passait — celui de la reproduction simple, de l’autarcie, des saisons. Il amorce l’échappée tangentielle, irrésistible qui se poursuit toujours.

Pierre Bergounioux, Les forges de Syam, Verdier, p. 38.

Élisabeth Mazeron, 3 fév. 2008
îlots

Outre la liberté toute physique d’aller, le fer dispensait un autre bienfait, d’ordre spirituel. Il instaurait, là où on l’avait employé, des îlots d’ordre et de mesure, de paix. La double hyperbole d’un pont de fil, la perspective rectiligne et plane des rails, le miroir de l’eau apaisée, derrière l’écluse, suspendaient, localement, la confusion ambiante, repoussaient l’échevellement des sources, la foison hirsute des bois, l’enchevêtrement de tout, l’obstacle, l’empêchement. Et ces formes pures étaient animées de la ténacité inflexible du fer. Elles résistaient à la poussée de l’eau, supportaient le passage des convois ferroviaires galopant vers l’ailleurs, essuyaient, sans faiblir, le chaud et le froid, la pluie, les jours et les nuits. Leur égalité, leur persévérance dans un être net se communiquaient à qui s’accoudait au garde-corps du bief ou s’accrochait à une suspente du pont, comme aux drisses d’une mâture, avec l’eau fuyant dessous, l’illusion légèrement enivrante, baudelairienne, qu’une frégate l’emportait par l’océan des terres.

Pierre Bergounioux, Sidérothérapie, Tarabuste, pp. 34-35.

David Farreny, 2 juin 2008
dialoguer

— Mais pourquoi tu es agressif comme ça ? me répond-on. J’accumule les maladresses, je serais un fâcheux pédagogue. Je participe mal aux conversations de chez nous, surtout intellectuelles ou qui l’imitent (parce qu’en plus ça s’imite : la grenouille qui se fait crapaud, la peste qui devient vérole). Toute chose que je dis devant quelqu’un se met aussitôt en orbite autour de son nombril et, pour me répondre, c’est à cette gravitation que mon interlocuteur réagit. Il ne conçoit pas la chose que je nomme, serait-ce un pauvre hareng saur : il contemple seulement le paysage de lui-même que crée la nouvelle lune que j’ai lancée. Et, selon la lumière qu’elle donne à son nombril, il approuve, critique, retouche ou, le plus souvent, élimine : la lune tombe. Son nombril est triste, je ne sais pas dialoguer.

Tony Duvert, Journal d’un innocent, Minuit, p. 61.

Cécile Carret, 6 déc. 2008
rétifs

Alors que les pigeons, parfois, se montrent absurdement rétifs quand Gregor les recueille de tout son cœur, se rebiffant bec et ongles au point de le blesser, alors qu’ils se débattent comme une vieille dame qu’on veut aider à traverser la rue quand elle ne vous a rien demandé, il n’a aucune peine à s’emparer de celui-ci.

Jean Echenoz, Des éclairs, Minuit, p. 153.

Cécile Carret, 17 oct. 2010
silence

Ils bavardent un moment, mais le silence s’installe car ils ne trouvent plus rien à dire. Malgré son envie de caler ses pieds sur le tableau de bord pendant qu’elle conduit, Guthrie les garde sur le plancher et fume des cigarettes, baisse la vitre, en espérant que la brise dissipera sa nervosité. Puis le silence change comme il le fait quelquefois, et ils sont très bien sans parler. Ils regardent juste les panneaux et les hautes tiges de maïs qui oscillent de chaque côté de la route, l’éclat du soleil blanc sur le capot.

Claire Keegan, L’Antarctique, Sabine Wespieser, p. 104.

Cécile Carret, 23 déc. 2010
rien

Le rien défini comme pure absence de choses porte un autre nom, l’effroi ou le vertige. Le rien est donc plutôt le refus des choses après examen. Un examen succinct, dégoûté, un examen malgré tout, une estimation. Non, non, non et non, dit le rien, sans passion, sans colère, mais une fermeté que l’on n’attendrait pas d’une notion aussi lâche. Non, c’est non. Et il n’y a pas de mais.

Éric Chevillard, Dino Egger, Minuit, p. 43.

Cécile Carret, 29 janv. 2011
playlist

À un moment, alors que Gérald fonce entre les branches d’arbres, une page s’affiche à l’intérieur de sa tête, voilà qu’il est le jouet d’une playlist mystérieuse. Sur cette page, il voit un tableau où sont classées les drogues dangereuses en trois colonnes : Interdit (cocaïne), Passable (alcool), Bravo (sport). Le commentaire n’est pourtant pas tendre : « La pratique outrance de sport obvie la croissance des jeunes, défonce tes circuits, écrase drastiquement l’espérance de longévité », dit ce texte dont l’original en allemand est traduit au fur et à mesure par Google, en fait, c’est du Bertolt Brecht vulgarisé. Gérald contourne un tas de fougères, écrase des champignons, s’élève sur les rocailles, pédalant presque à la verticale, mais il commence à être inquiet.

Emmanuelle Pyreire, Foire internationale, Les Petits Matins, p. 37.

Cécile Carret, 13 avr. 2013
public

Et ce que cette foule avait de véritablement bienfaisant, c’était d’abord qu’elle ne présentait pas en comparaison de celle que je connaissais, ce qui manquait : les barbes en bouc, les boutons en corne de cerf, les costumes de loden, les culottes de peau, tout costume traditionnel. Le peuple de la rue n’était pas seulement dépourvu de costume traditionnel, mais aussi d’insignes, d’emblèmes désignant une caste ; même les uniformes de policiers ne ressortaient pas, ils avaient plutôt, comme il convenait d’ailleurs, quelque chose du vêtement d’employé du service public. C’était un puissant bienfait que d’être délivré de l’« ombrage », de pouvoir regarder devant soi la tête haute, vers des yeux qui, au lieu de vous déprécier, manifestaient « le monde ».

Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 105.

Cécile Carret, 8 sept. 2013
encore

Elle est si bien retombée en enfance, la pauvre vieille, qu’elle ne se souvient encore de rien.

Éric Chevillard, « samedi 7 janvier 2023 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 24 fév. 2024

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