contrecoup

Je reprends la plume et pose bientôt le point final. Quatre mois de travail. Il aurait fallu faire plus long. J’ai repoussé de nombreux possibles, élidé des incidentes, mu par l’inavouable désir d’être quitte de la peine d’écrire. Et comme si ce n’était pas assez de ce remords qui empoisonne la fin que je viens d’atteindre, la paix que j’escomptais, j’ouvre sottement Lumière d’août, pour voir, comme ça, de combien d’années-lumière je suis éloigné de la perfection à laquelle Faulkner s’est élevé il y a déjà un demi-siècle. Le contrecoup me laisse en morceaux.

Pierre Bergounioux, « jeudi 25 septembre 1986 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 534.

David Farreny, 20 avr. 2006
pointage

Quel que soit le nombre de jours qui te sépare d’une chose, la chose arrive. Voilà ce qui. Ce matin. Me rend maussade. Un jour n’est rien de plus qu’un accès au jour suivant ; tu avances d’un cran dans la file d’attente. De temps en temps c’est ton tour, pour l’amour, pour l’hôpital, pour la joie ou la déconfiture, la chance ou l’accident stupide. Inutile de se réjouir ou de s’affliger, c’est le sort commun. Tu refais la queue pour autre chose. Quand tu n’acceptes pas ce pitoyable pointage, cela s’appelle le suicide. Plus jeune la pensée du suicide me rassérénait : j’étais libre puisque je pouvais me tuer. Aujourd’hui je choisis librement de pointer, car au fond l’héroïsme n’est pas mon fort.

Jean-Pierre Georges, Aucun rôle dans l’espèce, Tarabuste, p. 115.

Élisabeth Mazeron, 28 juin 2006
esprit

Et comme la vie et le travail se trouvaient dissociés, on a tiré au cordeau des voies rapides remparées de glissières en acier zingué, connectées au moyen d’échangeurs et de rocades où il vaut mieux éviter de se tromper parce qu’il n’est plus question de faire demi-tour et de recommencer. Le droit à l’hésitation, le goût ténu de liberté ont disparu de la circulation. Elle a pris la fixité d’un destin où il me semble reconnaître, lorsque je me hasarde sur les autoroutes de ceinture, l’esprit désastreux du présent.

Pierre Bergounioux, La fin du monde en avançant, Fata Morgana, pp. 33-34.

David Farreny, 17 oct. 2006
drogué

La drogue est bonne. Drogué sait le lien. Drogué sait la bonne est drogue. Il l’aime. La drogue est bonne. La drogue donne. Drogué sait, va vers la bonne drogue. La drogue bonne donne du bonheur. Drogué a vu le lien. La drogue est bonne à Drogué. Drogué sait aller au bon. La vie va vers le bon. L’aime. Connaît le lien entre Drogué et le bon de la bonne drogue. Drogué donne de la bonne drogue. Drogué va vers la bonne drogue. La drogue sait donner. Drogué a un lien avec la drogue. La drogue donne. Drogué connaît. La drogue est bonne à donner à Drogué. La drogue est bonne, la drogue est vraiment bonne, est un bonheur.

Christophe Tarkos, « Oui », Écrits poétiques, P.O.L., p. 220.

David Farreny, 21 mai 2009
tirer

J’ai un tas d’idées pour mon travail et en continuant la figure très assidûment, je trouverai possiblement du neuf.

Mais que veux-tu, parfois, je me sens trop faible contre les circonstances données, et il faudrait être et plus sage et plus riche et plus jeune pour vaincre.

Heureusement pour moi, je ne tiens plus aucunement à une victoire, et dans la peinture, je ne cherche que le moyen de me tirer de la vie.

Vincent van Gogh, « Arles, août 1888 », Lettres à son frère Théo, Gallimard, p. 400.

David Farreny, 2 juil. 2009
méta-scène

La scène est comme la Phrase : structuralement, rien n’oblige à l’arrêter ; aucune contrainte interne ne l’épuise, parce que, comme dans la Phrase, une fois le noyau donné (le fait, la décision), les expansions sont infiniment reconductibles. Seule peut interrompre la scène quelque circonstance extérieure à sa structure : la fatigue des deux partenaires (la fatigue d’un seul n’y suffirait pas), l’arrivée d’un étranger (dans Werther, c’est Albert), ou encore la substitution brusque du désir à l’agression. Sauf à profiter de ces accidents, nul partenaire n’a le pouvoir d’enrayer une scène. De quels moyens pourrais-je disposer ? Le silence. Il ne ferait qu’aviver le vouloir de la scène ; je suis donc entraîné à répondre pour éponger, adoucir. Le raisonnement ? Aucun n’est d’un métal si pur qu’il laisse l’autre sans voix. L’analyse de la scène elle-même ? Passer de la scène à la méta-scène n’est jamais qu’ouvrir une autre scène. La fuite ? C’est le signe d’une défection acquise : le couple est déjà défait : comme l’amour, la scène est toujours réciproque. La scène est donc interminable, comme le langage : elle est le langage lui-même, saisi dans son infini, cette «  adoration perpétuelle  » qui fait que, depuis que l’homme existe, ça ne cesse de parler.

Roland Barthes, « scène », Fragments d’un discours amoureux, Seuil, pp. 245-246.

Élisabeth Mazeron, 25 janv. 2010
poupon

D’où il termine en affirmant que les livres, oui, tous, dit-il, tous les romans qui marchent, toutes les histoires à bons sentiments filmables d’aujourd’hui, excellentes intentions, irréprochable morale, synopsis philanthropes, pourraient se résumer, se traduire, se transcrire sur écran sous la forme, au fond, d’une sorte d’énorme poupon.

Philippe Muray, Postérité, Grasset, p. 91.

David Farreny, 5 déc. 2012
situation

J’ai la rime – yack et kayak –, il me reste à trouver le lieu et la situation.

Éric Chevillard, « mercredi 10 février 2016 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 9 mars 2016
cédé

AGATHE – Mais, normalement, décéder, ça devrait vouloir dire qu’on n’a pas cédé !

Éric Chevillard, « mardi 27 mars 2018 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 26 fév. 2024
été

Mais mon récit est un terrain vague sur lequel je ne sais que récolter les quelques lambeaux de ma mémoire. J’ai voulu mettre ma confiance en l’amour, moi aussi, et je suis comme un pauvre type, à l’aube, qui sort d’un casino où il a tout misé et tout perdu. Il fait froid. Je suis fatigué. Je ne possède plus rien qu’un corps éreinté, laminé, le vent souffle, je voudrais dormir mais le monde est trop bruyant. Je me souviens de l’été qui ne reviendra pas. Avoir été. Je n’ai plus qu’une chose : le récit de l’été, de l’avoir été, des lilas en fleurs et des roses, du seringat devant la fenêtre de la cuisine. Je le veux encore. Réciter, c’est-à-dire écrire sous la dictée du corps vieillissant, dont une partie se rebelle contre sa fin programmée. Comme un enfant de dix ans qui refuse de céder la place au vieillard, parce qu’il veut encore apprendre et découvrir les secrets que le monde prétend garder par devers lui. « En amour, nous ne nous rendons compte que trop tard, si un cœur ne nous était que prêté, ou nous était offert, ou bien alors sacrifié. »

On aura beau faire, on ira jusqu’à la fin. On traversera les temps inconnaissables et ceux qui remontent de la voix perdue à travers l’oubli et le désespoir. La clarinette et la flûte se croisent sans se reconnaître, comme les femmes pressées qui ont traversé notre existence : elles aussi se sont fanées, mais leurs derniers parfums sont les plus déchirants, appels désespérés et perdus dans les péripéties biologiques qui vont les étreindre et les terroriser.

Jérôme Vallet, « Terrain vague », Georges de la Fuly. 🔗

David Farreny, 19 mars 2024
derechef

Que les âges traversent des périodes d’agitation ou de calme, ils suivent implacablement un temps linéaire. L’Histoire, ce prétendu règne du nouveau, progressant plus par à-coups que par douceur, l’Ecclésiaste ne la perçoit ni ne l’éprouve. Chez lui, aucune sensibilité héraclitéenne. Les eaux du fleuve dans lequel les humains pataugent et se noient circulent en circuit fermé. Une génération s’en va, une génération s’en vient, mais l’humanité ne change pas. « Ce qui se fait se fera derechef. » Ce qui adviendra est déjà advenu. Les hommes n’ont aucun avenir. Ils rejouent leur passé. Rien ne leur sert d’attendre le meilleur ou de craindre le pire. Tels qu’en eux-mêmes le Temps les fige et ce qu’ils appellent la vie n’est que l’image mobile de la mort […].

Pour l’Ecclésiaste, il en va ainsi des phénomènes naturels qui servent de décor à cette interminable et monotone tragicomédie. Que fait d’autre le soleil sinon toujours se lever puis se coucher, puis se lever encore ? Les vents qui tant de fois changent de direction, n’est-ce pas leur invariable activité ? Et les rivières qui depuis toujours se jettent dans la mer, l’ont-elles jamais remplie ? Il faut bien s’y résoudre : qu’il soit celui des éléments de la nature ou celui des événements historiques, le temps n’a rien d’un devenir mais d’un redevenir : « Rien de neuf sous le soleil. » Eadem sunt omnia semper, répétera quant à lui le poète Lucrèce, un autre membre du club des penseurs mélancoliques. Si les humains ne voient pas que « ce qui est arrivé arrivera encore », c’est parce que ce qui vient juste d’apparaître sous leurs yeux n’est pas assez vieux pour se révéler n’être qu’une redite et, aussi, parce qu’ils répugnent à renoncer à l’espoir, source des illusions du progrès et de la salvation. L’homme de foi crédite Dieu d’un talent d’improvisateur et de novateur et de la bonté d’un rédempteur. En proie à l’ennui, l’Ecclésiaste ne Lui reconnaît que le génie de la rengaine et du radotage et un don évident pour l’indifférence.

Frédéric Schiffter, « Le prophète de l'à-quoi-bon (Sur l'Ecclésiaste) », Le charme des penseurs tristes, Flammarion.

David Farreny, 4 mai 2024

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