descendants

Mes descendants marchent au-dessus de moi.

Nathalie Quintane, Chaussure, P.O.L., p. 107.

David Farreny, 20 mars 2002
haine

Je ne suis pas de ces randonneurs qui ont la présence d’esprit de creuser des trous dans la terre meuble afin de s’assurer des prises. L’espèce dont je relève ne creuse pas de marches, pas plus qu’elle ne s’accroche aux herbes. Ah !

Douze tentatives d’escalade. Trois interrompues à mi-parcours, une au quart, deux aux sept huitièmes, six au cinquième de la hauteur. Faux pas suivis de chutes. Départs du même point, sans haine à l’égard de quiconque.

François Rosset, L’archipel, Michalon, p. 129.

David Farreny, 5 fév. 2004
abandon

Pieter depuis une quinzaine a les lèvres sèches, conséquence, imagine-t-il, d’une légère fièvre d’indigestion. Il se les lèche toute la journée pour les humecter un peu. Du moins au début c’était pour ça. Mais peu à peu, l’habitude s’est prise et c’est devenu chez Pieter une véritable paillardise. Il se lèche les lèvres pour se toucher, à présent, comme les jeunes garçons qui se tripotent à travers leur poche, il s’offre ce doux contact de muqueuse comme une sucrerie. Tout en vous écoutant, tout en vous parlant même, il prend un air furtif et sensuel et, avançant sa lèvre supérieure en gouttière, attire sa lèvre inférieure dans sa bouche, comme un suborneur attire une fillette chez lui, il l’aspire, il la hume et, pour obéir à son appel, elle se gonfle et s’enfonce dans sa bouche, énorme et turgide — et là, Dieu sait tout ce qu’il lui fait, des langues et de frissonnantes caresses, il la mordille aussi un peu. Mais le principal de ses plaisirs, c’est, je crois, la plus primitive des voluptés, la pâmoison de la muqueuse nue, épanouie, posée sur une autre muqueuse comme une figue sèche sur une autre figue — et le plaisir passe de l’une à l’autre muqueuse, comme une huile épaisse, par osmose. Mais pour que sa jouissance soit complète, il faut qu’elle s’accompagne de bruit. Pieter est toujours entouré d’une foule de petits bruits, secs ou mous, mélodieux et plaintifs ou un peu rauques, qui sont comme la chanson perpétuelle et angélique de son abandon à soi. Tandis qu’il masturbe sa lèvre, il émet mille claquements pâteux évoquant des tétées gourmandes, des lapements, des « miam-miam » de nourrisson, des halètements de mâle à l’ouvrage et des râles consentants de femme comblée, et puis la lèvre ressort, obscène et molle, luisante de salive, elle pend un peu, énorme et femelle, épuisée de bonheur. Quand je le vois faire, quand je vois sur son visage cet air furtif et coquin d’enfant vicieux et de gâteux, il m’effraye presque par la profondeur organique et infantile de son narcissisme.

Jean-Paul Sartre, « dimanche 17 décembre 1939 », Carnets de la drôle de guerre, Gallimard, p. 325.

Guillaume Colnot, 21 nov. 2004
glas

Son calme apparent lui confère une irréparable gravité. Lorsqu’il dit que la condition humaine est un naufrage, une catastrophe, un péché, ses mots sont si pathétiques et si mesurés qu’on croirait entendre sonner le glas dans un traité de logique…

Emil Cioran, « Nae Ionescu et le drame de la lucidité », Solitude et destin, Gallimard, p. 382.

David Farreny, 24 juin 2005
niveau

L’aspect de Philadelphie est monotone. En général, ce qui manque aux cités protestantes des États-Unis, ce sont les grandes œuvres de l’architecture : la Réformation jeune d’âge, qui ne sacrifie point à l’imagination, a rarement élevé ces dômes, ces nefs aériennes, ces tours jumelles dont l’antique religion catholique a couronné l’Europe. Aucun monument, à Philadelphie, à New York, à Boston, ne pyramide au-dessus de la masse des murs et des toits : l’œil est attristé de ce niveau.

François-René, vicomte de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe (1), Le livre de poche, p. 236.

Guillaume Colnot, 17 mai 2007
cour

Tu es la cave fermée

au sol de terre battue,

où l’enfant est entré

une fois, les pieds nus,

et sans cesse il y pense.

Tu es la chambre sombre

qu’on évoque sans cesse,

comme l’ancienne cour

où l’aube se levait.

Cesare Pavese, La mort viendra et elle aura tes yeux, Gallimard, pp. 194-195.

David Farreny, 2 sept. 2008
comblements

Comblements : on ne les dit pas — en sorte que, faussement, la relation amoureuse paraît se réduire à une longue plainte. C’est que, s’il est inconséquent de mal dire le malheur, en revanche, pour le bonheur, il paraîtrait coupable d’en abîmer l’expression : le moi ne discourt que blessé ; lorsque je suis comblé ou me souviens de l’avoir été, le langage me paraît pusillanime : je suis transporté, hors du langage, c’est-à-dire hors du médiocre, hors du général : «  Il se fait une rencontre qui est intolérable, à cause de la joie, et quelquefois l’homme en est réduit à rien ; c’est ce que j’appelle le transport. Le transport est la joie de laquelle on ne peut pas parler.  »

Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Seuil, p. 66.

Élisabeth Mazeron, 8 déc. 2009
aimable

Combien de pères malpropres il y a, combien de mères délabrées ! Comme les hommes qui se croient aimés sentent souvent la crasse, et comme les coiffures des femmes qui se fient à leur amant sont souvent aplaties ! Les pantalons d’un conjoint sont souvent tachés et déformés, alors qu’un célibataire vivant seul débute presque toujours sa journée étincelant et bien rasé. C’est la certitude des gens liés de ne plus avoir à plaire qui fait cela, puisqu’ils ont déjà plu une fois et que celui ou celle à qui ils ont plu saura bien s’en souvenir. À cela s’ajoute leur peur panique de plaire une nouvelle fois et d’être entraînés dans les abîmes d’une nouvelle passion. Souvent, retenu par la crainte de plaire, on oublie d’être aimable.

Matthias Zschokke, Maurice à la poule, Zoé, p. 79.

David Farreny, 11 mars 2010
milieu

Pas de milieu : ou on est seul, abandonné, ou on est aimé, c’est-à-dire traqué, isolé, enfermé.

Paul Morand, « 11 mars 1975 », Journal inutile (2), Gallimard, p. 460.

David Farreny, 2 sept. 2010
colmater

Nietzsche dans un brouillon de lettre à Wagner : « Ma besogne d’écrivain comporte pour moi cette conséquence désagréable de remettre en question quelque chose de mes relations personnelles toutes les fois que je publie un écrit, quelque chose qu’il me faut ensuite colmater à grand renfort d’humanité »… C’est exactement ça que je ressens. Plus que ce que tu as dit est horrible, plus tu es encouragé à être gentil pour en effacer le sens, ou plutôt pour montrer à tout le monde que c’était seulement de la littérature.

Philippe Muray, « 6 décembre 1984 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, p. 525.

David Farreny, 23 août 2015

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