Parfois on rencontre un immense précipice, mais au-dessus il y a un peu de terre, sur quoi même on bâtit. À Quito, il y a ainsi deux longues quebradas, six mètres de terre superficielle et trente mètres de précipice. Quand il pleut on arrête les tramways et on regarde la terre qui plie. Ça tiendra peut-être encore quelque temps.
Parfois dans une rue, vous entendez un bruit lointain mais net d’eau furieuse ! Vous ne voyez d’abord rien. Vous êtes près d’un petit trou. Machinalement vous prenez un petit caillou et vous le lancez. Il faut, pour entendre le bruit, tellement de secondes que vous préférez partir. Vous vous sentez pris par le dessous, tous vos pas auscultent, vous murmurez en vous d’un ton terne et bête :
Le plancher des vaches… le plancher des vaches…
Henri Michaux, « Ecuador », Œuvres complètes (1), Gallimard, p. 186.
De retour chez lui, il monte dans sa chambre, tire les rideaux, se glisse dans son lit, éteint la lumière. Cette nuit encore, ses rêves seront fabuleux. Assez des vieilles histoires de famille et de leurs pauvres variantes œdipiennes, de la nostalgie rancunière, des visites répétées du grand-père défunt et autres apparitions nocturnes du boulanger quotidien. Il n’y a vraiment aucune raison de s’ennuyer en dormant.
Éric Chevillard, Un fantôme, Minuit, p. 105.
J’ouvre ici un chemin de verre brisé.
Richard Millet, Le goût des femmes laides, Gallimard, p. 107.
Je sais comment clore le neuvième chapitre et crois pouvoir prolonger l’ultime entretien avec le grand-père. C’est oublier que toute conversation de salon, comme hors du temps, se fige et tourne au plat morceau didactique. C’est le cours impétueux des choses, la hâte, les périls qui impriment aux mots qu’on échange leur relief et leurs résonances, l’écho, l’éclat dont ils se chargent soudain. J’en prends la mesure à mes dépens. Je pensais fouler d’un pied léger le terrain reconnu d’avance et chemine pesamment.
Pierre Bergounioux, « dimanche 11 novembre 1984 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 354.
Je suppose que j’aurais dû me soucier plus tôt de savoir ce qu’il en était de cet escalier, à quoi il se rapportait, ce à quoi on pouvait s’attendre en l’occurrence et comment il fallait le prendre. C’est que tu n’as jamais entendu parler de cet escalier, me disais-je en guise d’excuse, et pourtant, les journaux et les livres passent continuellement au crible tout ce qui existe si peu que ce soit. Mais on n’y trouvait rien sur cet escalier. C’est possible, me disais-je, tu auras sans doute mal lu. Tu étais souvent distrait, tu as sauté des paragraphes, tu t’es même contenté de lire les titres, peut-être y parlait-on de l’escalier et cela t’a échappé. Et maintenant tu as précisément besoin de ce qui t’a échappé.
Franz Kafka, « Je suppose que j’aurais dû… », Œuvres complètes (2), Gallimard, pp. 472-473.
Si connaître une chose consiste à en relever les contours, on voit quel bénéfice associé s’ensuit. Pour vaste et ramifiée qu’elle soit, elle finit forcément quelque part. Où cesse son empire, on peut commencer. J’ai pensé que si je comprenais pourquoi le séjour du pays natal me tirait vers les heures mortes, la tristesse, j’échapperais dans une certaine mesure à leur empire parce que je ne serais plus le même. Je ne subirais plus, par faute de distinguer. Je saurais. Je serais celui qui, pour comprendre, s’est mis à part, dépris.
Pierre Bergounioux, Géologies, Galilée, pp. 17-18.
— En combien de temps terminez-vous un cercueil ?
Sur un ton professionnel :
— Le modèle en sapin est cloué en quatre heures. Quelle rapidité pour un appartement éternel !
— Et un berceau, un berceau à bascule ?
— En un temps identique, à peu près. C’est équitable.
Dezsö Kosztolányi, Portraits, La Baconnière, p. 68.
Je ne vois pas ce que je pourrais faire de moins.
Jean-Pierre Georges, « Jamais mieux (4) », « Théodore Balmoral » n° 74, printemps-été 2014, p. 77.
Les conversations importantes sont des tâtonnements dans le silence.
Pierre Lamalattie, 121 curriculum vitæ pour un tombeau, L’Éditeur, p. 250.