s’insinuait

Le moteur coupé, le silence se refermait comme une eau profonde sur le trouble léger qui l’avait traversé — huit cents kilos de fer alésé, embouti, riveté, obéissant aux volitions du corps, bien moins lourd, qui s’y insinuait, lequel à son tour semblait répondre aux directives hasardeuses de la conscience impondérable, de moins en moins patente à elle-même, qu’il hébergeait.

Pierre Bergounioux, Catherine, Gallimard, p. 38.

Guillaume Colnot, 14 avr. 2002
insolents

À la sortie du tournant, la chaussée disparaissait sous une couche de bouse de vache et de boue mélangées, durcies. Des rondins, des moellons, des ferrailles empiétaient sur son emprise invisible, ainsi que des chiens bruyants, jaunâtres, des chats circonspects, très vagues, des porcs insolents et libres.

Pierre Bergounioux, « Sauvagerie », Un peu de bleu dans le paysage, Verdier, p. 19.

David Farreny, 27 avr. 2002
honte

Le journal “responsabilise”, de façon générale — celui qui le tient, bien sûr, mais aussi ceux qui savent qu’il est tenu. Il est un témoin, dont on sait qu’il est là, qu’il vous voit et qu’il vous entend. Il m’est souvent arrivé de ne pas faire certaines choses parce que j’aurais eu honte de les rapporter ici.

Renaud Camus, « samedi 28 juin 2003 », Rannoch Moor. Journal 2003, Fayard, p. 337.

David Farreny, 7 mai 2006
frime

Quand on a écrit La Comédie humaine, on sait que ce n’était rien, la littérature : seulement cette frime nocturne, ces larmes qu’on s’arrache, ce putsch de l’incipit et ce vouloir qui vous tire en avant, vers la fin, ce corps qu’on troue de caféine, cette espérance mortelle.

Pierre Michon, « Le temps est un grand maigre », Trois auteurs, Verdier, p. 30.

Élisabeth Mazeron, 2 juil. 2010
profiteroles

Puis il se tut, et le silence se prolongea longtemps, Jed finit par perdre légèrement conscience. Il eut la vision de prairies immenses, dont l’herbe était agitée par un vent léger, la lumière était celle d’un éternel printemps. Il se réveilla d’un seul coup, son père continuait à dodeliner de la tête et à marmonner, poursuivant un débat intérieur pénible. Jed hésita, il avait prévu un dessert : il y avait des profiteroles au chocolat dans le réfrigérateur. Devait-il les sortir ? Devait-il, au contraire, attendre d’en savoir davantage sur le suicide de sa mère ? Il n’avait de sa mère, au fond, presque aucun souvenir. C’était surtout important pour son père, probablement. Il décida quand même d’attendre un peu, pour les profiteroles.

« Je n’ai connu aucune autre femme… » dit son père d’une voix atone. « Aucune autre, absolument. Je n’en ai même pas éprouvé le désir. » Puis il recommença à marmonner et à hocher de la tête. Jed décida, finalement, de sortir les profiteroles. Son père les considéra avec stupéfaction, comme un objet entièrement nouveau, à quoi rien, dans sa vie antérieure, ne l’aurait préparé. Il en prit une, la fit tourner entre ses doigts, la considérant avec autant d’intérêt qu’il l’aurait fait d’une crotte de chien ; mais il la mit, finalement, dans sa bouche.

S’ensuivirent deux à trois minutes de frénésie muette, où ils attrapaient les profiteroles une par une, rageusement, sans un mot, dans le carton décoré fourni par le pâtissier, et les ingéraient aussitôt.

Michel Houellebecq, La carte et le territoire, Flammarion, pp. 215-216.

David Farreny, 12 sept. 2010
doute

J’entraîne Mam en promenade, par la rue Basse, le boulevard du Salan, la rue Blaise-Raynal. Partout veillent les souvenirs, les premiers, ceux, miraculeux, de l’enfance, lorsque le tragique de la vie, la désespérance et la douleur nous sont épargnés. Ce sont les parties hautes des façades, vers lesquelles on lève rarement les yeux, qui conservent et me rappellent les jours abolis, le temps magique et bref où j’ai vécu au présent, le bonheur qu’il y avait à être avant qu’un doute affreux ne me vienne, qui ne m’a plus quitté. Mam marche à petits pas glissés, parle, sans se soucier de savoir si je peux l’entendre, du passé, de ses grands-parents. Depuis quatre ans, elle a déserté le présent. Et j’en suis là, aussi. Tout mon bonheur était dans l’espérance et il n’est plus temps.

Pierre Bergounioux, « jeudi 1er novembre 2007 », Carnet de notes (2001-2010), Verdier, p. 803.

David Farreny, 15 fév. 2012
réalité

— Chut, dit Esti, désignant du menton la porte barrée par une armoire.

Derrière celle-ci habitaient les maîtresses de céans, deux dames d’un certain âge, les locataires : ennemies des sous-locataires et de la littérature.

Tous deux s’assombrirent. Ils regardèrent l’armoire et y virent la réalité, qui toujours les désemparait.

Dezsö Kosztolányi, Kornél Esti, Cambourakis, p. 90.

Cécile Carret, 28 août 2012
damnatio

Je traîne en attendant l’heure dans le premier hall à droite, dans la gare d’Austerlitz. Au-dessus des grandes portes aux arcades monumentales, comme une épigraphe romaine ayant subi la damnatio, les larges inscriptions BUFFET, BAGAGES ont été effacées dans la pierre. Comme une suite à la fermeture des petites gares dans les campagnes.

Emmanuelle Guattari, Ciels de Loire, Mercure de France, p. 129.

Cécile Carret, 26 sept. 2013
techniques

Elles ont songé à écrire un livre sur les techniques de rencontre : Julie avait parlé à un type devant la balance des fruits et légumes dans un Sainsbury’s. Elle cherchait l’icône des carottes. Un type l’avait aidée ; tout de suite, ça avait été des galanteries. La scène n’avait pas duré, cependant elle gardait l’idée de rencontrer un type à la balance, de faire semblant de chercher l’image d’un fruit.

Elles auraient classé les rencontres par lieux. Que faire dans tel lieu ? Par âges. Par saisons.

Évidemment, Julie avait raconté sa pratique du croche-patte.

Alain Sevestre, Poupée, Gallimard, p. 289.

Cécile Carret, 19 mars 2014
seul

Il est seul, abandonné des anciennes classes et des nouvelles. Sa chute est d’autant plus grave qu’il vit aujourd’hui dans une société où la solitude elle-même, en soi, est considérée comme une faute. Nous acceptons (c’est là notre coup de maître) les particularismes, mais non les singularités ; les types, mais non les individus. Nous créons (ruse géniale) des chœurs de particuliers, dotés d’une voix revendicatrice, criarde et inoffensive. Mais l’isolé absolu ? Celui qui n’est ni breton, ni corse, ni femme, ni homosexuel, ni fou, ni arabe, etc. ? Celui qui n’appartient même pas à une minorité ? La littérature est sa voix, qui, par un renversement “paradisiaque”, reprend superbement toutes les voix du monde, et les mêle dans une sorte de chant qui ne peut être entendu que si l’on se porte, pour l’écouter, très au loin, en avant, par-delà les écoles, les avant-gardes, les journaux et les conversations.

Roland Barthes, Sollers écrivain, Seuil.

David Farreny, 9 avr. 2016

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