renoncer

Même si la naissance fut un choc, il ne faut pas désirer, fût-ce dans le rêve le plus trouble, reprendre une vie intra-utérine. Il convient de savoir renoncer. On n’aura plus à naître. Ça au moins n’est plus à recommencer. Et encore. Quelques faits de réminiscence chez de tout jeunes enfants font douter certains. Cette époque peut-elle demeurer dans le doute ? Non ! Il va falloir prochainement faire la preuve. Qu’on soit enfin tranquille. Ou qu’on ne le soit plus jamais…

Henri Michaux, « Passages », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 381.

David Farreny, 14 avr. 2002
devions

Mais les autres après nous, ceux qui ne savaient pas, ceux qui n’existaient pas encore, ceux-là sans doute nous verraient (si elle voulait bien) tels que, d’une certaine façon, nous étions, nous devions être, l’un près de l’autre, comme si avant même que nous sachions, que nous soyons, il avait été dit quelque part, écrit, que nous serions ensemble, rien que cela.

La micheline est sortie du silence. J’ai regardé le visage jusqu’à ce qu’elle m’emporte parce que je savais bien que, lorsqu’il aurait disparu, ce serait encore comme s’il n’avait pas vraiment existé.

Pierre Bergounioux, La maison rose, Gallimard, p. 144.

Élisabeth Mazeron, 15 sept. 2004
fait

Comme il reçoit énormément d’imperceptibles, il irradie de l’imperceptible, et sans fin, pour rien, pour personne, fait des variations.

Henri Michaux, « Face à ce qui se dérobe », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 881.

David Farreny, 29 juil. 2006
brumes

Route d’Ordu

Vingtième heure de conduite

C’est mon tour de dormir. Dormir dans la voiture, dormir, rêver sa vie, le rêve changeant de cours et de couleur à chaque cahot, menant rapidement l’histoire à son terme lorsqu’un cassis plus profond vous ébranle, ou un changement soudain dans le régime du moteur, ou enfin le silence qui déferle quand le conducteur a coupé le contact pour se reposer lui aussi. On presse sa tête meurtrie contre la vitre, on voit dans les brumes de l’aube un talus, des bosquets, un gué où une bergère en babouches, un rameau de noisetier à la main, fait passer un troupeau de buffles dont l’haleine chaude, sentant fort, vous réveille cette fois tout à fait ; et on ne perd rien à débarquer dans cette réalité-là.

La bergère approche prudemment sa tête de la vitre, prête à s’enfuir. Elle a douze ou treize ans, un fichu rouge sur la tête et une pièce d’argent suspendue au cou. Ces deux morts mal rasés l’intriguent énormément.

Nicolas Bouvier, L’usage du monde, Payot & Rivages, p. 103.

Cécile Carret, 8 sept. 2007
bourgeois

Le quotidien fait le bourgeois. Il se fait partout ; toutefois le quotidien de l’un peut désorienter jusqu’à la mort l’homme de l’autre quotidien, c’est-à-dire l’étranger, ce quotidien fût-il le plus banal, le plus gris, le plus monotone pour l’indigène.

Dans le quotidien de ce pays, il y a l’issang. Vous passez dans l’herbe humide. Ça vous démange bientôt. Ils sont déjà vingt à vos pieds, visibles difficilement, sauf à la loupe, petits points rouges mais plus roses que le sang.

Trois semaines après, vous n’êtes plus qu’une plaie jusqu’au genou, avec une vingtaine d’entonnoirs d’un centimètre et demi et purulents.

Vous vous désespérez, vous jurez, vous vous infectez, vous réclamez du tigre, du puma, mais on ne vous donne que du quotidien.

Henri Michaux, « Ecuador », Œuvres complètes (1), Gallimard, p. 228.

David Farreny, 3 mars 2008
réglage

Le vent dans les peupliers, le réglage se fait de l’intérieur.

Jean-Pierre Georges, L’éphémère dure toujours, Tarabuste, p. 77.

David Farreny, 27 juin 2010
découvert

Mais il y a un temps pour les renaissances et un temps pour le renoncement. Maintenant les mots simples, les considérations de bon sens et la sagesse toute faite qui m’importunaient tant quand j’étais plus jeune (« ce n’est plus de ton âge ; si jeunesse savait ; un temps pour chaque chose ; si jeunesse pouvait ») s’imposaient à moi physiquement. […] Il ne me restait plus qu’à affronter à visage découvert, sans dérobade et sans illusion, la dernière échéance, celle qui ôtait tout sens au terme même de solitude. Il n’était plus temps de s’arrêter sur le bord du chemin. Pour la première fois de ma vie, j’ai résisté à l’illusion du recommencement.

Marc Augé, Journal d’un S.D.F. Ethnofiction, Seuil, p. 122.

Cécile Carret, 27 fév. 2011
air

Il y a bien quelque chose dans les magasins, mais ils ont tous l’air de vendre le même article : de petits paquets mal emballés d’un gros papier triste ; ils ont tous l’air de vendre des clous. Dans la vitrine d’une modiste, posés sur trois piquets, trois petits chapeaux de paille, rose, vert, bleu, tragiquement démodés, attendent et s’empoussièrent tout doucement.

Qui donc en voudrait ?

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 44.

Cécile Carret, 18 juin 2012
minuscule

Le soleil se leva. Dans le jardin, après la nuit chaude et sèche, pas une goutte de rosée. En revanche, un scintillement dans le pommier : une goutte de résine exsudée d’une tige que traversaient les premiers rayons ; la plus minuscule des lampes.

Peter Handke, Par une nuit obscure je sortis de ma maison tranquille, Gallimard, p. 26.

Cécile Carret, 21 juil. 2013
artistes

Dans la rue on ne verra bientôt plus que des artistes et l’on aura toutes les peines du monde à y découvrir un homme.

Arthur Cravan.

David Farreny, 15 oct. 2013
ennui

Un philosophe d’occasion, un esthète épuisé, un frondeur abattu, une marquise cafardeuse, un aventurier sans cause, un métaphysicien insomniaque, un nihiliste apocalyptique, un réactionnaire à vif, un anarchiste sentimental, un adepte du suicide non pratiquant, les figures que j’évoque ici forment une aristocratie transhistorique de l’ennui – montrant par là l’éternité de la maladie du temps. D’un scepticisme à la fois féroce et poli, ils démystifient les doctrines qui prônent un illusoire art de vivre. Ils rappellent que la vie n’a rien d’un art mais d’une douleur continue interrompue par quelques moments de rémission, que nous ne choisissons pas de naître puis de vivre comme nous vivons ou comme nous souhaiterions vivre, que nous n’avons pas la moindre emprise sur nos passions, que nous ne changeons pas mais que nous aggravons notre cas.

Frédéric Schiffter, « préface », Le charme des penseurs tristes, Flammarion.

David Farreny, 4 mai 2024

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