Les Ématrus sont lichinés ou bien ils sont bohanés. C’est l’un ou l’autre. Ils cousent les rats qu’ils prennent avec des arzettes, et sans les tuer, les relâchent ainsi cousus, voués aux mouvements d’ensemble, à la misère, et à la faim qui en résulte.
Les Ématrus s’enivrent avec de la clouille. Mais d’abord ils se terrent dans un tonneau ou dans un fossé, où ils sont trois et quatre jours avant de reprendre connaissance.
Naturellement imbéciles, amateurs de grosses plaisanteries, ils finissent parfaits narcindons.
Henri Michaux, « Voyage en Grande Garabagne », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 42.
Certains de nos camarades constatent parfois que le bonhomme tente de s’éloigner. N’écoutant que son désordre, il se rapproche de la falaise tout en nous remerciant de l’avoir entraîné dans cette promenade. Nos compagnons qui se tiennent là où les arbres cessent de pousser dans la pente trop oblique voient Morlin s’asseoir, placer les coudes en arrière, se propulser d’un coup de bassin et aller d’un rocher contre l’autre, jusqu’à plus complète immobilité. Ils le relèvent encore, ils reboutonnent sa redingote. Mais nous savons qui il est, aucun d’entre nous ne s’autorise à porter la main sur lui plus de quelques minutes. La redingote présente de larges échancrures, ses lambeaux parallèles tombent sous les hanches de l’ami.
François Rosset, Froideur, Michalon, p. 58.
Angra-dos-Reis, Ubatuba, Parati, São Sebastião, Villa-Bella, autant de points où l’or, les diamants, les topazes et les chrysolithes extraits dans les Minas Gerais, les « mines générales » du royaume, aboutissaient après des semaines de voyage à travers la montagne, transportés à dos de mulet. Quand on cherche la trace de ces pistes au long des espigões, lignes de crêtes, on a peine à évoquer un trafic si important qu’une industrie spéciale vivait de la récupération des fers perdus en route par les bêtes.
Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Plon, p. 97.
Mais mes identités me lâchent avant la fin de mes phrases.
Renaud Camus, « samedi 26 avril 1980 », Journal d’un voyage en France, Hachette/P.O.L., p. 79.
J’appelais aussi : « Oh ! toi, qui m’es tellement et pour qui je ne suis presque plus rien peut-être, mirage toujours au milieu de mon horizon, visage si beau toujours à distance, combien mon être est dans la misère quand je songe à notre amour. Oh ! non-accomplissement. Je ne sais plus chercher mon bien. Je ne sais plus fuir mon mal. Les terres labourées sont derrière moi. Oh ! comme la pensée de cela est difficile à porter. »
Henri Michaux, « Vents et poussières », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 172.
Aucun sacrifice ne modifiera les formes naturelles du mal.
Dominique de Roux, Immédiatement, La Table ronde, p. 220.
Qu’est-il arrivé entre-temps ? Du temps. Je ne suis ni plus riche ni plus fameux, ni plus aimé, ni plus sage — tout juste un peu plus mélancolique, sans doute. J’ai oublié beaucoup de choses que je savais, j’en ai appris quelques autres, que je vais oublier pareillement.
Il faudrait voyager. Le voyage étire le temps. Il donne une couleur aux années. D’ici tout se confond.
Renaud Camus, « vendredi 1er mai 1998 », Hommage au carré. Journal 1998, Fayard, p. 192.
J’ai continué de déjeuner avec Hélène Malebranche et les Jordan. Jordan était un homme d’allure sportive, à la mâchoire marquée, que j’ai immédiatement soupçonné de faire des randonnées dans les Alpilles. En même temps, il avait le regard très bleu, qui pouvait dire pas mal d’autres choses. Sa femme était petite, avec de beaux seins, la taille prise, elle portait une jupe en synthétique très fin qui brillait un peu. Ses yeux aussi brillaient un peu, comme si elle s’était mis des gouttes. Elle avait un nez magnifique, que j’ai regardé tout en déjeunant, je ne sais pas si elle s’en est aperçue. […]
C’est elle, Agnès Jordan, donc, qui m’a demandé combien de temps j’allais rester. Hélène, elle, se taisait, et je me suis dit que, si Malebranche ne posait pas de questions, sa femme, de son côté, était réservée ou peu liante. J’ai pensé que c’était embêtant quand on s’occupe de chambres d’hôte et j’ai répondu à Agnès Jordan que je ne savais pas exactement, tout en adressant à Hélène Malebranche un sourire embarrassé, auquel elle a répondu par un sourire pas embarrassé du tout, comme si cette question ne la concernait pas. Agnès Jordan, elle, ne savait visiblement pas quoi faire de ma réponse, et Philippe Jordan ne venait pas à son secours, non plus que moi, du reste, qui aurais pu lui demander depuis combien de temps, eux, ils étaient là, mais, pour des raisons esthétiques, disons, ça me semblait presque impossible de lui retourner une question qui reprenait la plupart des mots que contenait la sienne.
Christian Oster, Rouler, L’Olivier, pp. 97-98.
La réponse n’est pas hors du texte ou dans le texte. Elle est le texte.
Georges Perros, Papiers collés (3), Gallimard, p. 95.
Esti, à onze heures du matin, dormait encore à poings fermés sur le divan où ses logeurs avaient coutume de faire son lit.
Quelqu’un le toucha. Il ouvrit les yeux.
Du monde qu’il avait perdu dans son sommeil, tout d’abord il n’aperçut que la silhouette maussade qui était assise au bord de son divan.
— Je t’ai réveillé ?
— Pas du tout.
— J’ai écrit un poème, dit Sàrkàny, telle une estafette excitée arrivant d’une autre planète. Tu veux l’entendre ?
Mais il n’attendit pas la réponse, il lisait déjà, à toute vitesse :
« La lune, elle s’évanouit, dame aérienne,
Elle embrasse la sauvage nuit nègre,
Elle a bu du champagne… »
— C’est beau, murmura Esti.
Dezsö Kosztolányi, Kornél Esti, Cambourakis, p. 87.
L’orgueilleux donne l’impression d’être toujours monté à cheval sur lui-même.
José Camón Aznar, Aphorismes du solitaire.
Le répertoire de répliques et de phrases toutes faites court-circuite notre expérience – la formule l’empêche de se développer selon notre loi propre, elle la confisque, la banalise, fait d’elle une généralité : par sa faute, nous ne vivons jamais rien d’inédit (et c’est pourquoi il faut écrire).
Éric Chevillard, « mercredi 16 mai 2018 », L’autofictif. 🔗