preuve

Plus haut, sur le plateau, là d’où l’on voit le clocher de Plieux, le moulin de Rochegude, les cyprès en bouquet de Saint-Créac, jaillis en île des Morts de l’étroit cimetière, au-dessus de toute la Gascogne, plus haut les allées sont plus blanches, à mesure qu’elles s’approchent du château : plus sableuses, et leurs courbes plus lentes, plus nobles, plus amoureuses d’une lumière plus heureuse. On sent qu’il doit y avoir du bonheur sans nous, dans les entours de ce lierre, de cette grille, de cette cour d’honneur et de ce grand espace à découvert. Par les belles après-midi d’octobre, et de novembre encore, tout est silence et soleil pâle, le long du jardin potager ; en ces parages règne un ordre sans preuve, et l’on se dit que la vie n’est pas plus vraie, pas plus drue, pas plus exacte en ses rendez-vous, dans les lieux de la terre où son cœur bat plus vite, apparemment, dans les ateliers d’artistes, au creux des métropoles de l’esprit, dans les salles de concert quand le chef vient de lever sa baguette, au bord des piscines des plus beaux êtres de ce monde.

Renaud Camus, Onze sites mineurs pour des promenades d’arrière-saison en Lomagne, P.O.L., pp. 19-20.

David Farreny, 23 mars 2002
problèmes

Poser de nouveaux problèmes, c’est le meilleur moyen de résoudre les anciens.

Witold Gombrowicz, Journal (2), Gallimard, p. 34.

David Farreny, 23 mars 2002
attendant

Mais Crab ne trouve pas à s’employer. On lui préfère à chaque fois un autre candidat, plus motivé. Et Crab rejoint ses compagnons, car il n’est pas le seul volontaire rabroué et il a fini par lier connaissance avec tous ces hommes en réserve de la vie — ces êtres qui palpitent dans un infinitif pétrifié —, qui un jour peut-être seront appelés, mais ne savent plus quoi lire en attendant.

Comment occuper ce corps sans rôle qui fonctionne inutilement, que faire de cette tête qui tourne à vide ? Il faudrait procurer un travail au premier, des distractions à la seconde. C’est ainsi que Crab passe le plus clair de son temps à se donner des gifles.

Éric Chevillard, La nébuleuse du crabe, Minuit, p. 63.

David Farreny, 2 sept. 2002
compliquée

Le gouvernement romain devenait tous les jours plus odieux à ses sujets accablés, et moins redoutable à ses ennemis. Les taxes se multipliaient avec les malheurs publics ; l’économie était plus négligée à mesure qu’elle devenait plus nécessaire ; l’injustice des riches faisait retomber sur le peuple tout le poids d’un fardeau inégalement partagé, et détournait à leur profit tout l’avantage des décharges qui auraient pu quelquefois soulager sa misère. L’inquisition sévère qui confisquait leurs biens et exposait souvent leurs personnes aux tortures décidait les sujets de Valentinien à préférer la tyrannie moins compliquée des Barbares, à se réfugier dans les bois et dans les montagnes, ou à embrasser l’état avilissant de la domesticité mercenaire. Ils rejetaient avec horreur le nom de citoyen romain, autrefois l’objet de l’ambition générale.

Edward Gibbon, Histoire du déclin et de la chute de l’empire romain d’Occident, Seuil, p. 212.

David Farreny, 13 sept. 2008
trait

Le visage vert pâle, la bouche un lacet noir lâchement noué – tout au moins ce qu’on voyait le matin vers cinq heures au clair de lune. Je n’avais pas trouvé le sommeil, une fois de plus, et j’étais allé à la fenêtre : d’équerre, dans la sienne en saillie, se tenait la voisine, une veuve de guerre ; nous n’avions jamais parlé ensemble.

(Ingerbartels, Ingerbartels, Ingerbartels, l’horloge derrière moi prononça le nom plusieurs fois puis rit comme une baleine : ho ho ho ! : donc 4 heures 45. Auto noire sur route noire ; ses pattes antérieures pelletaient sans répit. Une motocyclette invisible pétilla soudainement et tira à sa suite les perles de sons rapetissant progressivement.)

J’ouvris ma fenêtre ; sa main tripota de même devant elle, gestes mesurés ; chacun se glissa dans son ouverture : était-elle aussi malade du cœur ? (J’avais emménagé depuis peu ; mais en ces occasions je suis très direct – et pourquoi pas ? La vie est si brève !)

« Nous sommes deux à ne pas pouvoir dormir » constatai-je d’une voix pyjama (raffinée, la grammaire : Nous ! Deux : si cela n’est pas suggestif ? !). Cependant elle était forte aussi ; elle inclina brièvement la tête, puis reporta son attention sur la lune élimée qui s’était fichée au-dessus du vieux cimetière. Par malheur, il y avait aussi là-bas à l’est quelques nuages du matin guère plus épais qu’un trait quoique trop ondulatoires à mon goût ; les droits sont plus propres). « Ce nuage me plaît ! » décida-t-elle d’un maxillaire hardi.

Arno Schmidt, « Voisine, mort et solidus », Histoires, Tristram, p. 49.

Cécile Carret, 17 nov. 2009
forces

« La poésie n’est pas un simple jeu de l’esprit. » À cette note de Reverdy fait écho la déclaration d’André du Bouchet : « Un jeu de langage qui n’est qu’un langage bouclé sur lui-même est complètement stérile. » Éthérer la poésie jusqu’à la réduire à un pur travail de langue revient à en faire une coque vide, belle et complexe sans nul doute, mais décorative comme ces conques exotiques qui s’empoussièrent doucement dans leur vitrine et dans lesquelles les enfants croient qu’ils entendent la mer. La poésie a à voir avec vivre, avec la réalité de vivre, ses tensions, ses éblouissements et ses luttes, ses résistances. Plus précisément, elle demeure ce « bouche-abîme du réel désiré qui manque », elle est « avant tout le fruit de l’insatisfaction » (Reverdy). Je n’écris pas d’abord pour créer de la beauté, ou pour convier à une fête de l’intellect, j’écris pour éviter l’écrasement ou l’engloutissement par le manque. J’écris pour trouver un peu d’air. « Qu’un homme qui écrit déclare qu’il n’a jamais assez d’espace clair, assez de ciel au-dessus de sa tête, et je pense que ce mince détail est plus important, et pourrait en dire plus long, pour ceux qui seraient curieux de le connaître, que de savoir s’il a été peintre en bâtiment ou employé dans une compagnie d’assurance » (Reverdy). Cette masse oppressante, qui rend urgent le poème, non comme une délivrance mais comme un sursis, c’est ce que j’appelle la réalité, qu’elle soit extérieure ou intérieure. Un poète n’est qu’une peau, une sorte de mince tambour entre deux forces de frappe, celle de la mémoire et celle du dehors présent : « on ne peut faire de la surenchère / sur la réalité / il suffit / qu’on y bute » (du Bouchet).

Antoine Émaz, Lichen, encore, Rehauts, p. 89.

Cécile Carret, 4 mars 2010
on

J’avais décidé de délaisser l’école. L’apprentissage me répugnait de plus en plus. Je n’arrivais plus à assimiler de nouvelles matières et n’améliorais aucune de mes connaissances anciennes. C’est ainsi : soudain, le goût de l’étude se disloque, la curiosité s’émousse, on commence à décliner et on ne s’attriste pas. On reste assis en face d’une brassée d’épinards, on surveille du persil et on s’en contente. Quand je dis on, on aura compris que je parle de Yasar Dondog, c’est-à-dire de moi et de nul autre.

Antoine Volodine, Des anges mineurs, Seuil, p. 104.

Cécile Carret, 14 sept. 2010
éternité

À l’école, la nonne nous a dit que ça durerait pour l’éternité, a-t-elle continué en enlevant la peau de sa truite. Et quand nous avons demandé combien de temps durait l’éternité, elle a répondu : « Pensez à tout le sable de l’univers, toutes les plages, toutes les carrières de sable, le fond des océans, les déserts. À présent, imaginez tout ce sable dans un sablier, comme un gigantesque minuteur. Si un grain de sable tombe chaque année, l’éternité est la longueur de temps nécessaire pour que tout le sable du monde s’écoule dans ce sablier. » Rendez-vous compte ! Ça nous a terrifiées.

Claire Keegan, L’Antarctique, Sabine Wespieser, p. 19.

Cécile Carret, 19 déc. 2010
sens

Sous chaque mot chacun de nous met son sens ou du moins son image qui est souvent un contresens. Mais, dans les beaux livres, tous les contresens qu’on fait sont beaux.

Marcel Proust, « Conclusions », Contre Sainte-Beuve, Gallimard.

David Farreny, 12 sept. 2012
éternelle

La jeunesse éternelle est impossible, même s’il n’y avait pas d’autre obstacle, l’introspection s’y opposerait.

Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 543.

David Farreny, 9 nov. 2012
acteurs

De tous les moyens qu’utilisent nos contemporains pour nous assommer, le plus efficace est de s’étendre sur ce qu’ils font dans la vie. Ils cherchent à témoigner ainsi du fait qu’ils ont une existence sociale, qu’ils jouent un rôle dans l’économie, l’éducation, la culture, le sport, bref, que ce sont des acteurs – et cela les rassure comme des enfants qui chantent dans le noir pour conjurer leur frayeur. En attendant, ils nous assomment.

Frédéric Schiffter, « épilogue », Le charme des penseurs tristes, Flammarion.

David Farreny, 4 mai 2024
épuisement

Nous sommes sortis du temps infini de la lecture individuelle. Écrire dans sa propre langue, c’est d’ores et déjà se condamner, comme pour les sciences, à n’être presque pas lu ; c’est accepter la disparition de l’écrivain au sein de l’épuisement de la littérature. Rien de bien neuf, donc, sauf cet épuisement qui fait que les grands récits et les grandes métaphores sont en train d’émigrer vers d’autres supports dans lesquels la langue n’est qu’un élément parmi d’autres, désacralisé, instrumental, véhiculaire. Sur ce plan-là, écrire revient à entériner la mort des langues, à entrer dans la nuit pour y chanter comme un enfant dans le noir.

Richard Millet, « 6 », Désenchantement de la littérature, Gallimard.

David Farreny, 7 mai 2024

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