coudre

Cet inapaisable hurlement, des heures, des jours durant, que rien, qu’aucune menace, aucun pourparler n’arrêteront. Ce hurlement sans fin, ce hurlement spécial du vent par vagues et par reprises et damnés crescendos nous provoque, nous oblige nous-mêmes à hurler.

Si encore il y avait une raison, mais impossible d’en trouver une. Cette machine à nous coudre à des fous qui courent et qu’on ne voit pas est la plus haïssable qui soit.

Henri Michaux, « Passages », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 300.

David Farreny, 13 avr. 2002
visages

Tant de visages ressemblent à tant d’autres visages. Visages de régiment, de foule, visages pour l’énumération et l’hécatombe. Visages qui n’ont pas rencontré le poing. Visages qui ne savent exprimer que des sentiments communs. Visages qui ne connaissent que la moue et l’écarquillement. Visages qui diront ho ! puis qui diront ah ! et jamais autre chose. Visages sans vestiges. Visages qui n’ont jamais rencontré le poing.

Éric Chevillard, « Une rencontre », Scalps, Fata Morgana, p. 72.

David Farreny, 14 déc. 2004
matelassée

Je sens très fort sa fierté d’être entouré d’objets qui lui doivent leur existence, qu’il a directement ou indirectement produits par la force de ses bras ; et aussi son sentiment de sécurité vis-à-vis des coups durs : il s’en tirera toujours, parce qu’il peut faire n’importe quoi ; son sentiment de vivre dans une nature hostile et catastrophique qu’il faut et qu’il sait dompter, et son mépris des freluquets secrétaires qui ne peuvent vivre qu’au sommet d’une société matelassée et en ordre.

Jean-Paul Sartre, « jeudi 28 mars 1940 », Carnets de la drôle de guerre, Gallimard, pp. 617-618.

David Farreny, 27 déc. 2006
aube

Personne, dans ce décor, pour soupçonner que la nuit aurait une fin. Tout était prêt à s’en tenir là, à la nuit. Cela s’était fait si naturellement.

Personne pour penser que l’aube viendrait par tous les orifices et poinçonnerait des motifs sur les vases d’étain, peindrait des fleurs sur la frise de la tapisserie, ferait sortir les yeux du bois, lancerait des cônes poudreux à travers l’espace où flottait un lustre à pendeloques. Le contour d’une porte se dessinerait, et ses rectangles emboîtés ; au-delà du tapis, par groupes, les dalles émergeraient du sol, le parsemant de petits lacs mats, jusqu’au fond d’une cheminée où deux bûches s’effondreraient dans la cendre. Un calendrier montrerait Venise et le bleu du ciel, encore noir, se refléterait dans les canaux. Juste en dessous, des clés pendraient.

Un point rouge s’allumerait dans la cuisine, au flanc de la cafetière automatique d’où s’échapperaient bientôt des vapeurs parfumées tandis que le jour qui darderait par les fentes des volets ses lignes obliques sortirait de leur gangue coquetiers et casseroles, classées par tailles sous les crochets. En continu, le moteur du Frigidaire pousserait un roulement grave où se mireraient en festons les rots de la cafetière. Partout s’allumeraient des carreaux et encore des fleurs, des fleurs de céramique, des fleurs qui n’en seraient pas, mais à qui l’aube permettrait d’en être, le temps qu’elles redeviennent bibelots, cendriers, poignées de portes.

On n’en était pas là. On dormait chez les Langre.

Pas d’aube.

Luc Blanvillain, Olaf chez les Langre, Quespire, p. 25.

Cécile Carret, 27 août 2009
effarvatte

5 heures de l’après-midi, la digitale pourprée : crescendo trillé du phragmite des joncs, rythmes puissants, acidulés et grincés, de la rousserolle turdoïde. Coassement sec et flasque d’une grenouille. La mouette rieuse part en chasse. Les nénuphars. Concert en duo de deux rousserolles effarvattes.

6 heures du soir, les iris jaunes et la locustelle tachetée. Une foulque (noire, plaque frontale blanche) semble choquer des pierres et souffler dans une petite trompette pointue. L’alouette des champs s’élève et jubile en plein ciel, les grenouilles lui répondent dans l’étang. Un râle d’eau, invisible, pousse une série de cris effroyables — cris de pourceau qu’on égorge — en hurlement décroissant, diminuendo.

9 heures du soir : coucher de soleil, rouge, orangé, violet, sur l’étang des iris. Le héron butor mugit — son de trompe grave, un peu terrifiant. Le soleil est un disque de sang : l’étang le répète — le soleil rejoint son reflet et s’enfonce dans l’eau. Le ciel est violet sombre.

Minuit : la nuit est installée, toujours solennelle comme une résonance de tam-tam. Le rossignol commence ses strophes mystérieuses ou mordantes. Une grenouille agite des ossements.

3 heures du matin : de nouveau, un grand solo de rousserolle effarvatte. Et nous terminons sur un rappel de la musique des étangs, avec le dernier mugissement du héron butor…

Olivier Messiaen, « Livre IV, VII. La rousserolle effarvatte », Catalogue d’oiseaux.

David Farreny, 12 oct. 2011
inepte

Esti l’épiait par une fente entre ses cils. Les yeux de la fille n’étaient même pas complètement fermés. Elle aussi l’épiait de la même façon, par une fente entre ses cils. Esti ouvrit les yeux. La fille aussi ouvrit les yeux.

Elle lui adressa un gloussement. Elle gloussa si bizarrement qu’Esti en eut presque froid dans le dos. Elle croisa ses échasses. Son jupon de dentelle se souleva, on voyait ses genoux et ses cuisses, un fragment dénudé de ses pattes de moineau. Elle gloussa de nouveau. Elle gloussait avec une coquetterie inepte, sans équivoque.

Ah, que c’était répugnant. Cette fille était amoureuse de lui. Amoureuse de lui, cette larve, ce poulet, ce vermisseau. Ces jambes étaient amoureuses de lui, ces yeux et aussi cette bouche, cette horrible bouche. Elle voulait danser avec lui à cet obscène bal pour enfants, avec sa huppe, avec son nœud couleur fraise, ce petit masque, ce petit spectre de bal. Ah, que c’était répugnant.

Dezsö Kosztolányi, Kornél Esti, Cambourakis, p. 60.

Cécile Carret, 26 août 2012
saisir

Nous aimions aussi créer des images, que nous nommions des modèles. C’étaient trois ou quatre phrases écrites sur un feuillet en un mètre bref. Il s’agissait de saisir en chacune d’elles un fragment de la mosaïque du monde, tout comme on sertit des pierres en un métal. Pour ces modèles aussi nous étions partis des plantes et nous revenions sans cesse à elles. C’est ainsi que nous décrivions les choses et leurs métamorphoses, du grain de sable à la falaise de marbre, et de la fugace seconde à la vaste année. Le soir venu, nous réunissions ces feuillets, et quand nous les avions lus, nous les brûlions dans la cheminée.

Ernst Jünger, Sur les falaises de marbre, Gallimard, p. 32.

Cécile Carret, 27 août 2013
oxygène

Peut-être était-ce l’air vivifiant de l’Ermitage aux buissons blancs, qui donnait à notre pensée une direction nouvelle, de même que la flamme dans l’oxygène brûle plus haute et plus claire.

Ernst Jünger, Sur les falaises de marbre, Gallimard, p. 31.

Cécile Carret, 27 août 2013
croire

Il y a une grande différence entre croire encore à quelque chose et y croire de nouveau. Croire encore que la lune influence les plantes appartient à la sottise et à la superstition, mais le croire de nouveau démontre de la philosophie et de la réflexion.

Georg Christoph Lichtenberg, Le miroir de l’âme, Corti, p. 251.

David Farreny, 17 déc. 2014
guerre

Mettre un point à la fin d’une phrase, c’est une déclaration de guerre.

Jérôme Vallet, « 26 juin 2020 », Georges de la Fuly. 🔗

David Farreny, 28 fév. 2024
fatigue

Je ne lutte pas contre le monde, je lutte contre une force plus grande, contre ma fatigue du monde.

Emil Cioran, « Écartèlement », Œuvres, Gallimard, p. 967.

David Farreny, 7 mars 2024
perdu

Quand on dit que la vie est un drame on ne croit pas si bien dire. Le drame désigne l’action qui se déroule sur une scène, dont on devine les conséquences fatales, mais qui, jusqu’au dernier moment, demeurent inconnues. La certitude que le pire aura lieu in fine n’est pas la prescience de la façon exacte dont il se produira. Bien que prévisible et inéluctable le pire est toujours surprenant. C’est en ce sens-là que ma vie est dramatique. Au cœur de circonstances que personne ne peut affronter à ma place, qui requièrent ma force et mon discernement, je ne sais jamais où j’en suis. Je me sens perdu : à la fois désorienté et en perdition. J’ai beau trouver et me fixer des repères, je les efface à mesure que je me débats. Vaine gesticulation qui se donne des airs d’action, d’autant plus pathétique que j’en prends conscience et ne peux rien y faire. Si vivre c’est se sentir perdu, la lucidité, c’est se savoir perdu.

Frédéric Schiffter, Sur le blabla et le chichi des philosophes, P.U.F., p. 36.

David Farreny, 14 mai 2024

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