parler

La morgue ouvrait aussi sur cette cour : parfois sous un drap une forme couchée passait, dont les brancardiers plaisantaient par la fenêtre ouverte avec les malades ; je n’étais pas sous ce drap, mes yeux voyaient l’été, j’avais loisir de parler des morts.

Pierre Michon, Vies minuscules, Gallimard, p. 148.

David Farreny, 22 mars 2002
trop

La « bien-pensance » n’est pas une « mal-pensance » qu’on appellerait ainsi par antiphrase. La bien-pensance pense bien, ce point est absolument acquis. Mieux vaut mille fois, s’il faut qu’une pensée règne, que ce soit elle qui règne plutôt que la mal-pensance. La bien-pensance pense vraiment bien. La bien-pensance a raison. Seulement l’obscène, si je puis me répéter (je ne me suis guère gêné jusqu’à présent), l’obscène c’est d’avoir trop raison. La bien-pensance a trop raison.

Renaud Camus, Du sens, P.O.L., p. 260.

David Farreny, 19 mai 2002
difficulté

La difficulté de commettre le suicide réside en ceci : c’est un acte d’ambition que l’on ne peut commettre que lorsqu’on a dépassé toute ambition.

Cesare Pavese, Le métier de vivre, Gallimard, p. 102.

David Farreny, 24 mai 2003
fers

Angra-dos-Reis, Ubatuba, Parati, São Sebastião, Villa-Bella, autant de points où l’or, les diamants, les topazes et les chrysolithes extraits dans les Minas Gerais, les « mines générales » du royaume, aboutissaient après des semaines de voyage à travers la montagne, transportés à dos de mulet. Quand on cherche la trace de ces pistes au long des espigões, lignes de crêtes, on a peine à évoquer un trafic si important qu’une industrie spéciale vivait de la récupération des fers perdus en route par les bêtes.

Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Plon, p. 97.

David Farreny, 29 nov. 2003
maquignonnons

Tout est prétexte à sortilèges, les possédés tournent sur eux-mêmes l’écume aux lèvres en ronflant comme des toupies, toutes nos nuits sont traversées par le son des tambours et chacun consacre un peu d’énergie ou d’argent à se prémunir contre les manigances réelles ou supposées de ses voisins. L’honnêteté oblige cependant à reconnaître qu’à force de mitonner dans le chaudron de ma ville, nos démons ont eux aussi un peu fondu. Ils participent à l’enflure, au laisser-aller, à la léthargie générale et l’aubergiste qui est un homme avisé m’assure qu’ils sont en outre d’intarissables bavards. De leur côté, nos exorcistes ne brillent pas par leur vertu. Ce sont des fainéants assurés de leur bol de riz et qui n’observent aucune des abstinences qui les rendraient vraiment efficaces. De part et d’autre, le tranchant s’est émoussé. Nous maquignonnons avec nos ombres, nous ergotons avec nos fantômes et la plupart du temps on s’arrange à l’amiable.

Nicolas Bouvier, Le poisson-scorpion, Payot, pp. 74-75.

Élisabeth Mazeron, 23 avr. 2008
rendre

S’éloigner d’elle dans l’espace est surtout un moyen de s’éloigner d’elle dans le temps, dans mon temps à moi, et il s’agit de faire rendre à cet espace un maximum de temps.

Valery Larbaud, « Mon plus secret conseil... », Œuvres, Gallimard, p. 664.

David Farreny, 2 nov. 2009
bureaux

Eh bien ! Barnabé n’a pas ce costume, ce n’est pas seulement humiliant, avilissant, ce qui serait encore supportable, mais, surtout aux heures pénibles — et nous en avons quelquefois, souvent même, Barnabé et moi — cela donne à douter de tout. Est-ce bien du service comtal ce que fait Barnabé, nous demandons-nous alors ; certes il entre dans les bureaux, mais les bureaux sont-ils le vrai Château ? Et même si certains bureaux font bien partie du Château, est-ce que ce sont ceux où il a le droit de pénétrer ? Il va dans des bureaux, mais dans une seule partie de l’ensemble des barreaux, après ceux-là il y a une barrière, et derrière cette barrière encore d’autres bureaux. On ne lui interdit pas précisément d’aller plus loin, mais comment irait-il plus loin, une fois qu’il a trouvé ses supérieurs, qu’ils ont liquidé ses affaires et qu’ils l’ont renvoyé ? Et puis on est observé constamment là-bas, on se le figure tout au moins. Et, même s’il allait plus loin, à quoi cela servirait-il s’il n’a pas de travail officiel, s’il se présente comme un intrus ? Il ne faut pas te représenter cette barrière comme une limite précise, Barnabé y insiste toujours. Il y a aussi des barrières dans les bureaux où il va, il existe donc des barrières qu’il passe, et elles n’ont pas l’air différentes de celles qu’il n’a pas encore passées, et c’est pourquoi on ne peut pas affirmer non plus a priori que les bureaux qui se trouvent derrière ces dernières barrières soient essentiellement différents de ceux où Barnabé a déjà pénétré. Ce n’est qu’aux heures pénibles dont je te parlais qu’on le croit. Et alors le doute va plus loin, on ne peut plus s’en défendre. Barnabé parle avec des fonctionnaires, Barnabé reçoit des messages à transmettre, mais de quels fonctionnaires, de quels messages s’agit-il ? Maintenant il est, comme il dit, affecté au service de Klamm et reçoit ses missions de Klamm personnellement. C’est énorme, bien des grands domestiques ne parviennent pas si loin, c’est même presque trop, c’est ce qu’il y a d’angoissant. Imagine : être affecté directement au service de Klamm ! Lui parler face à face ! Mais en est-il ainsi ? Oui il en est ainsi, il en est bien ainsi, mais pourquoi Barnabé doute-t-il donc que le fonctionnaire qu’on appelle Klamm dans ce bureau soit vraiment Klamm ?

Franz Kafka, « Le château », Œuvres complètes (1), Gallimard, pp. 669-670.

David Farreny, 24 oct. 2011
erratique

Et lorsqu’il partit en voiture et regarda par-dessus l’épaule ce quadrilatère là-bas, posé dans ce reste de steppe, il lui parut déconnecté des environs, comme inapproprié au sol alentour, comme une sorte de bloc erratique. Plus aucun enfant éveillé. Pas un oiseau dans le ciel. Là-bas, en revanche, un nuage, un grand cumulus d’un blanc gris, à la frange, de multiples bosses, qui dérivait lentement vers l’est, comme en pèlerinage.

Peter Handke, Par une nuit obscure je sortis de ma maison tranquille, Gallimard, p. 49.

Cécile Carret, 21 juil. 2013
cavernicole

Aveugle, nocturne, cavernicole, dotée d’un radar qui lui représente très précisément les obstacles, la chauve-souris tout au long de sa vie ne fait qu’éviter, esquiver, se dérober et disparaître – et même son cadavre ne sera jamais retrouvé. Or – vous pensez bien si je me suis renseigné –, elle ne prend ni apprenti ni stagiaire.

Éric Chevillard, « vendredi 7 février 2014 », L’autofictif. 🔗

Cécile Carret, 16 fév. 2014
propriétés

Vos maisons, vos jardins, vos propriétés… vôtres tout autant que miennes par la vitre du train à grande vitesse.

Éric Chevillard, « samedi 10 mai 2014 », L’autofictif. 🔗

Cécile Carret, 12 sept. 2014

mot(s) :

auteur :

rechercher 🔍fermer