numéro

Appeler qui ? Paul épluche son carnet. Des noms suivis de chiffres s’y empilent comme au flanc d’un monument aux morts, champ infertile hérissé de proches perdus, d’amis d’un soir, d’anciennes amies qui se méprendraient. Reste ce numéro de la jeune femme en gris de l’autre soir, courage. On décroche au loin.

Jean Echenoz, L’équipée malaise, Minuit, p. 64.

Cécile Carret, 11 mars 2007
défaite

On ne cesse d’osciller, dans l’irrésolution la plus critique, entre la position de neutralité attentiste, flirtant avec la tentation de s’abstenir, de faire le mort ou de renoncer purement et simplement, et l’envie d’aller quand même de l’avant, de répondre coûte que coûte à l’appel réitéré, à l’invitation paradoxale de la vie. Mais rarement quelqu’un se trouve là au bon moment, derrière soi, susceptible de comprendre ce dilemme, cette angoisse d’exister, cette défaite en puissance, et de tendre le bras pour une caresse de consolation, un geste réconfortant, un signe qui rompe le délaissement, atténue la déception, restaure un peu de la confiance perdue.

Hubert Voignier, Le débat solitaire, Cheyne, p. 66.

Élisabeth Mazeron, 21 fév. 2008
été

L’été n’avait pas volé sa rime avec éternité, quand j’avais cinq ans, dix ans, quinze ans encore. Aujourd’hui c’est avec rapidité, fragilité, rapacité, férocité qu’il consonne de plus en plus étroitement. Nous n’aurons pas vu les îles grecques, nous n’aurons pas vu les Hébrides, nous n’aurons pas contemplé les plus tardifs couchers de soleil de l’année face aux Summer Isles ; nous n’aurons pas fait le tour de la Baltique comme nous nous sommes un moment amusés à en caresser le projet. Nous ne dînerons pas sur les tables sans nappe et de bois sombre de quelque White Hart ou Devonshire Arms, au profond de la campagne anglaise. Nous n’aurons pas d’entretiens avec des canards auprès de petits étangs bordés d’ajoncs en tentant de nous approcher de Hardwick Hall après l’heure de la fermeture. Notre été ne sera pas triste, notre été ne sera pas laid, notre été ne sera pas malheureux, mais je crains qu’il ne soit fini avant d’avoir commencé, et que nous ne le trouvions peu de chose, si nous n’y prenons pas garde.

Ce matin la pluie était délicieuse, à travers les fenêtres ouvertes.

Renaud Camus, « lundi 1er août 2005 », Le royaume de Sobrarbe. Journal 2005, Fayard, p. 405.

David Farreny, 20 janv. 2009
moral

Il faut profiter, pour respirer une dernière fois, du jeu entre les nations, de la maladresse des administrations, pour lesquelles des frontières existent encore. Bientôt, ce sera le règne des ordinateurs interchangeables, un immense réseau moral d’interpolices.

Paul Morand, « 24 janvier 1969 », Journal inutile (1), Gallimard, p. 137.

David Farreny, 25 mai 2009
besoin

Et toi ? ai-je dit. Ça allait également. Il avait l’air sincère. J’ai espéré que moi aussi. J’avais une bonne voix, posée. Je ne me sentais pas inquiet. Si j’avais été sommé de faire le point, à ce moment, j’aurais dit que j’éprouvais seulement un gros besoin d’essence. D’avoir pas mal d’essence devant moi, dans un pays bien équipé en stations. On a raccroché en se disant qu’on se rappelait.

Christian Oster, Rouler, L’Olivier, p. 14.

Cécile Carret, 25 sept. 2011
angoisse

Les crises d’angoisse deviennent plus profondes. Les crises d’angoisse deviennent plus graves. Les crises d’angoisse deviennent plus absolues. C’est longer des murs. C’est se heurter à un trou. C’est dériver sans comprendre dans la nuit de la ville et la nuit qu’à soi-même on est. Tout vaudrait mieux que reprendre. Tout vaudrait mieux que continuer. Tout vaudrait mieux qu’affronter. Les crises d’angoisse deviennent permanentes. On les tient vaguement à distance, comme du bras quelqu’un qui vous sollicite, comme d’un détournement quelqu’un qui mendie, comme la porte fermée à quelqu’un qui veut absolument tout vous dire et vous expliquer, pourvu que cela le concerne lui et seulement lui. Les crises d’angoisse sont solitaires. Les crises d’angoisse sont secrètes. Les crises d’angoisse sont tournantes : sur soi-même on tourne, en soi-même on tourne. Les crises d’angoisse sont la boule du dedans devenue la boule complète du tout : et tournent sur les parois le décor des villes, et le souvenir des appartements, et le gros plan déformé des visages, et la rémanence des voix. Et tournent sur les parois du dedans la découpe des toits, la perspective des rues : on est, au milieu de tout cela, immobile et crispée, cette silhouette effrayée, accroupie sur elle-même et serrant ses genoux et son front dans ses bras, prête à l’immense chute : on le pense avec sérieux, considération, opiniâtreté, qu’arrêter est la seule solution maintenant irréversiblement à vous laissée. On voudrait, du fond de la crise d’angoisse, n’être pas ce vous. On a compris que si la crise d’angoisse s’allégeait avant qu’on soit définitivement ce vous, on aura une chance d’attendre ici la suivante, même plus forte, même plus terrible. On a juste appris, dans ses os, ses genoux, son front, qu’il ne s’agit que d’une possibilité d’ordre statistique : on trouve même en cela part discrète de résistance, consolation, abandon. La crise d’angoisse est votre définition.

François Bon, « Angst », Formes d'une guerre.

David Farreny, 19 fév. 2013
long

Pourquoi l’océan me fait-il penser à ces plaines de Bessarabie,

on y marchait longtemps et c’était long la vie.

Steppe ! ce fond de mer agaçait les narines

l’œil de la terre s’ouvrait sous les paupières marines

on avançait sans avancer et on faisait le point.

Notre marche avançait la distance d’autant.

Benjamin Fondane, « Ulysse », Le mal des fantômes, Verdier, p. 26.

David Farreny, 20 juin 2013
personnellement

Je vous invite à regarder cet homme comme celui qui connaît personnellement toutes les lisières d’arbres, tous les buissons et tous les poteaux d’Europe.

Dezsö Kosztolányi, Portraits, La Baconnière, p. 167.

Cécile Carret, 22 juin 2013
profonde

Gêné, dans ma lecture, par deux bonnes femmes, l’une, volumineuse, blondasse, dont j’apprendrai incidemment qu’elle est vendeuse au Printemps, l’autre, la soixantaine sèche, imperceptiblement dérangée. Elles évoquent à très haute et intelligible voix leurs recettes de santé, tremper ses ongles dans l’huile d’olive, manger du chocolat, je ne sais quoi encore. Vaguement attristé de l’étroitesse, de la tristesse de leur vie et, en même temps, stupéfait de la perfection de la communication, entre elles, de l’identité profonde des présupposés, des vues, des soins, des buts. Elles ne se connaissaient pas — elles le diront — mais habitent, chacune de son côté, le même univers, si bien que la totalité des propositions qu’elles énoncent se rencontrent, coïncident miraculeusement.

Pierre Bergounioux, « vendredi 11 janvier 2002 », Carnet de notes (2001-2010), Verdier, p. 185.

David Farreny, 23 fév. 2024

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