Mais le mal répondait, il répondait comme le mal, d’une voix tonitruante qui n’écoute rien.
Le souffle, où était le souffle ?
Mon œuf seulement écoutait le monde. Seulement mon œuf absorbait encore le monde…
Henri Michaux, « Vents et poussières », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 172.
Victime d’une conversation il doit s’aliter.
Jean-Pierre Georges, Le moi chronique, Les Carnets du Dessert de Lune, p. 32.
Il traduit aussi le Monde, celui qui voulait s’en échapper. Qui pourrait échapper ? Le vase est clos.
Henri Michaux, « Ailleurs », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 3.
Si je cessais de donner tant de place, en ces cahiers, à la solitude amoureuse, si je lui coupais les mots, en somme, cesserais-je aussi de souffrir d’elle ?
Renaud Camus, « jeudi 27 août 1998 », Hommage au carré. Journal 1998, Fayard, p. 359.
Tu restes toujours là à portée de ma main sur ton visage — qui avance à la rencontre de mon regard, de ma peau du souffle, attente de cette rencontre-là, tangage et coups rapides dans mon sang. Isolement dans l’espace de mon visage, qui me précède vers toi. Dans l’air suspension — visage qui s’approche, possible là sans limite. Tout l’obscur remonte à tes lèvres, vient affleurer au bord des dents, marées montantes qui me soulèvent entre des masses glissantes. Impuissance, ou mollesse, ou dureté trop grande pour évacuer tes éclosions profondes. Durée infinie dans cette approche avant de t’inscrire dans mon visage. Jamais plus cette densité-là, plus tard, ce contenu immense de brouillard. Confusion tragique perdue.
Danielle Collobert, « Dire I », Œuvres (1), P.O.L., p. 189.
Les yeux évoquaient les points de renfoncement d’un fauteuil capitonné : censés être le miroir de l’âme, on n’y lisait rien d’autre qu’un effort pour se frayer un passage jusqu’au monde extérieur. Le nez, virgule de cartilage dans un océan de chair, possédait ses narines comme un trésor précaire : un jour, cette prise de courant serait absorbée par la maçonnerie de la graisse. Il fallait espérer que l’individu pourrait alors respirer par la bouche, qui tiendrait sans doute jusqu’au bout, elle, animée par la force de survie des assassins.
Difficile en effet de regarder ce qui restait de cette bouche sans penser que c’était elle la responsable, que c’était cet orifice infime qui avait livré passage à cette invasion.
Amélie Nothomb, Une forme de vie, Albin Michel, p. 113.
Avec E. au restaurant Belvédère, près du pont de Stralau. Elle espère encore, ou feint d’espérer une issue heureuse. Bu du vin. Elle a les larmes aux yeux. Des bateaux partent pour Grünau et Schwertau. Beaucoup de monde. Musique. E. me console, bien que je ne sois pas triste, ou plutôt je suis simplement triste d’être ce que je suis et en cela je suis inconsolable.
Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 353.
Il n’est pas nécessaire que tu sortes de ta maison. Reste à ta table et écoute. N’écoute même pas, attends seulement. N’attends même pas, sois absolument silencieux et seul. Le monde viendra s’offrir à toi pour que tu le démasques, il ne peut faire autrement, extasié, il se tordra devant toi.
Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 485.
Le premier qui fait halte dans un lieu commode et abrité contre le vent, pose la base de l’édifice ; un autre arrive qui continue l’œuvre de son prédécesseur ; puis un troisième travaille sur le même plan, et chaque paysan qui vient là passer une nuit croit devoir payer à ceux qui l’ont précédé, à ceux qui le suivront, le tribut d’une heure de travail. Le monument se trouve ainsi achevé. Les Islandais qui voyagent savent où il faut le chercher ; ils se dirigent là le soir avec leurs chevaux et s’endorment entre ces quatre murs. C’est la tente du désert, c’est le caravansérail des montagnes du Nord. Quelquefois, après avoir traversé pendant plusieurs heures ce sol fangeux et mouvant des marais, ou cette terre calcinée des collines, on est surpris d’apercevoir tout à coup un espace de verdure et un toit de gazon d’où s’échappe un nuage de fumée. C’est une ferme, un bœr. C’est là que demeure la famille du paysan, isolée du monde entier, visitée parfois, dans les beaux jours, par quelques voyageurs, et abandonnée l’hiver à elle-même. Cinq ou six bœr comme celui-là, disséminés à travers les campagnes, composent une commune ayant son maire et son pasteur ; en cherchant plus loin, on trouverait une cabane en terre avec une croix au-dessus : c’est l’église. Puis, il faut dire adieu à ces pauvres oasis, et continuer sa route le long de ces montagnes dont les cimes échevelées attestent encore l’éruption violente qui les a brisées. La plupart des volcans qui ont été enflammés autrefois sont maintenant éteints ; quelques-uns le sont depuis si longtemps, qu’on n’a même pas gardé le souvenir de leurs dernières éruptions. Mais on marche encore sur des bassins que l’on dirait éteints de la veille, sur une cendre épaisse, sur une terre rouge qui ressemble aux débris d’un four à chaux. Au haut d’un de ces cratères, j’ai trouvé l’arabis toute seule, élevant sa tige fragile et ses blanches corolles sur cette terre nue et calcinée. La dernière rose de Thomas Moore était moins isolée ; la pauvre marguerite de Robert Burns, moins à plaindre.
Xavier Marmier, Lettres sur le Nord, Delloye.
J’ai pris la position du dormeur
et j’ai dormi
Évanouies l’exacte souffrance
l’anodine impuissance
Et maintenant l’automne me prodigue
l’infinie douceur de ses lumières dernières
ses fumées si peu indéchiffrables…
Un rouge-gorge rivalise avec le couchant
je me sens plein d’indulgence
pour les autos.
Jean-Pierre Georges, Où être bien, Le Dé bleu, p. 89.