clinophilie

À propos de la « clinophilie » des dépressifs (ou goût de se coucher, d’être étendu), dont parle Lucien Israël dans son Introduction à la psychiatrie, je me rappelle avoir lu, dans le dernier Gogol fou (Passages choisis de ma correspondance avec mes amis, III), ceci qui m’avait frappé : « Je me sens souvent si mal, si mal, je ressens dans toute ma carcasse une fatigue si terrible, que j’en viens à être heureux à un point inimaginable quand enfin se termine la journée et que je peux me traîner jusqu’à mon lit. »

Je rappelle que « clinique » (du grec kleinô, être étendu) désigne à l’origine un établissement où les malades disposent d’un lit où pouvoir s’étendre.

Clément Rosset, Route de nuit, Gallimard, p. 68.

David Farreny, 19 juil. 2005
audaces

Levé à cinq heures. Je suis en grève. J’attaque aussitôt la difficulté sur laquelle je me suis cassé les dents, mardi. Il faut la pointe de l’esprit, celle neuve, aiguisée que nous rend la nuit, et si prompte à s’émousser, à se briser, pour percer l’espèce de paroi qui me sépare de ce qu’il faut écrire. J’aurai couvert la première page vers neuf heures mais devrai attendre le milieu de l’après-midi pour venir à bout de la deuxième. Il me semble soudain m’être rapproché de la fin. Écrire garde à mes yeux, malgré le temps, sa prime et tenace étrangeté. À la relecture, je perçois encore l’assemblage labile des parcelles ternes, hétéroclites, mal solidifiées, mal liées, que je suis allé chercher je ne sais où, comme en apnée, les choix petits, les pauvres résolutions, les misérables audaces au prix desquels j’ai ajouté deux ou trois mots à ceux qui précédaient, hasardé le début d’une nouvelle phrase, cheminé à la façon d’un escargot vers le bas de la page, les trois et quatre heures d’un labeur violent qu’il a fallu pour remplir un feuillet 21 x 29,7. C’est le lendemain, ou plus tard, encore, que le désordre du chantier, le brouillard d’affects pénibles, d’incertitude et d’impuissance sentie, le halo des possibilités écartées, à chaque pas, s’estomperont. Je ne percevrai plus que le fil mince de ce qui est écrit, et, du même coup, les gauchissements, faiblesses, obscurités, solutions de continuité qui l’affectent et qui m’ont échappé dans le trouble et le tremblement dont je l’ai tiré.

Pierre Bergounioux, « jeudi 20 octobre 1988 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 736.

David Farreny, 20 avr. 2006
abysses

Premièrement, Palafox peut rester jusqu’à quatre-vingt-dix minutes sous l’eau. C’est le privilège des amphibies, ayant le choix entre notre monde et les abysses, on les voit peu.

Éric Chevillard, Palafox, Minuit, p. 114.

David Farreny, 22 juin 2006
défasse

Il y a d’autres choses auxquelles il faut prendre garde : les fruits meurtris visités par les mouches, certains morceaux de gras que, d’instinct – quitte à vexer – on laisse dans son assiette, des poignées de main après lesquelles – à cause du trachome – on évite de se frotter les yeux. Des avertissements, mais pas de lois : rien qu’une musique du corps, perdue depuis longtemps, qu’on retrouve petit à petit et à laquelle il faut s’accorder. Se rappeler aussi que la nourriture locale contient ses propres antidotes – thé, ail, yaourt, oignons – et que la santé est un équilibre dynamique fait d’une suite d’infections plus ou moins tolérées. Quand elles ne le sont pas, on paie un radis douteux ou une gorgée d’eau polluée par des journées de coliques-cyclone qui nous précipitent, sueur au front, vers les cabinets à la turque où bientôt on se résigne à s’installer tout à fait, malgré les poings qui martèlent la porte, si brefs sont les répits que la dysenterie vous accorde.

Lorsque je me retrouve ainsi diminué, alors la ville m’attaque. C’est très soudain ; il suffit d’un ciel bas et d’un peu de pluie pour que les rues se transforment en bourbiers, le crépuscule en suie et que Prilep, tout à l’heure si belle, se défasse comme du mauvais papier. Tout ce qu’elle peut avoir d’informe, de nauséabond, de perfide apparaît avec une acuité de cauchemar : le flanc blessé des ânes, les yeux fiévreux et les vestons rapiécés, les mâchoires cariées et ces voix aigres et prudentes modelées par cinq siècles d’occupation et de complots. Jusqu’aux tripes mauves de la boucherie qui ont l’air d’appeler au secours comme si la viande pouvait mourir deux fois.

Tout d’abord, c’est logique, je me défends par la haine. En esprit je passe la rue à l’acide, au cautère. Puis j’essaie d’opposer l’ordre au désordre. Retranché dans ma chambre, je balaie le plancher, me lave à m’écorcher, expédie laconiquement le courrier en souffrance et reprends mon travail en m’efforçant d’en expulser la rhétorique, les replâtrages, les trucs : tout un modeste rituel dont on ne mesure probablement pas l’ancienneté, mais on fait avec ce qu’on a.

Lorsqu’on reprend le dessus c’est pour voir par la fenêtre, dans le soleil du soir, les maisons blanches qui fument encore de l’averse, l’échine des montagnes étendue dans un ciel lavé et l’armée des plants de tabac qui entoure la ville de fortes feuilles rassurantes. On se retrouve dans un monde solide, au cœur d’une grande icône argentée. La ville s’est reprise. On a dû rêver. Pendant dix jours on va l’aimer ; jusqu’au prochain accès. C’est ainsi qu’elle vous vaccine.

Nicolas Bouvier, L’usage du monde, Payot & Rivages, p. 78.

Cécile Carret, 8 sept. 2007
réservoir

Je sais que mon corps est un réservoir à pièges, mon sang perclus de chausse-trapes, mes os émaillés de silences inquiétants. Partout peuvent affleurer des symptômes, se dresser des malaises. Ces lieux qui me constituent me sont à la fois familiers, amicaux, même quand ils génèrent des serpents, et inaccessibles. Les images qu’en donnent les échographies ou les scanners sont de magnifiques fantasmes à usage médical, un vertigineux empilement de pixels qui ne peut pas me concerner, encore moins me représenter.

Mathieu Riboulet, Mère Biscuit, Maurice Nadeau, p. 23.

Élisabeth Mazeron, 7 nov. 2007
otage

La querelle entre l’arbre et l’eau ne les empêche pas de conspirer ensemble à notre détriment. Celle-ci ne cherche qu’à investir la place qu’on occupe. Elle dénature ce qu’on lui confie, nous transperce du froid qui est le sien et s’applique à nous rendre aussi méconnaissables que les biens qu’on lui arrache. Les bois procèdent au rebours mais tendent au même résultat. Ils ne s’efforcent pas de nous rentrer dedans. Ils cherchent à nous tirer dehors, à épuiser nos forces, à nous priver d’haleine et de vouloir. L’eau enlace, triture, absorbe ; le bois pique et fouaille, repousse, harasse. La résistance innombrable des perches prolonge, en surface, celle, sourde, cachée, des pentes rocheuses. Ils sont un obstacle sur l’obstacle, un comble lorsque, prenant pied sur le sommet, on découvre qu’on n’est pas plus avancé que l’instant d’avant, mais, toujours, la victime des branches, l’otage des fourrés.

Pierre Bergounioux, Le chevron, Verdier, p. 34.

Élisabeth Mazeron, 3 mars 2008
polyvalent

Aujourd’hui l’artiste polyvalent se charge aussi bien de l’œuvre que de son commentaire… Mais me direz-vous la décence ? Eh oui, la décence…

Jean-Pierre Georges, L’éphémère dure toujours, Tarabuste, p. 91.

David Farreny, 27 juin 2010
ordonner

Quelque chose de plus avisé que nous se charge, sans doute, à notre insu, de meubler la mémoire et d’ordonner l’oubli. Prétendre garder trace, comme je fais, du passé relève de l’enfantillage. Le temps se moque bien des fugaces occupants qui prétendent fixer son impalpable et tragique substance.

Pierre Bergounioux, « mardi 29 août 2006 », Carnet de notes (2001-2010), Verdier, p. 673.

David Farreny, 15 fév. 2012
adresse

Aucune illumination pour moi, enchaîné par moi-même, c’est-à-dire par la seule force qui puisse me libérer. Alors comment faire ? Se détruire en laissant une adresse où se retrouver. Quelle adresse ? Qui a mon adresse ? Qui saura tout ce que j’ai su ?

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 140.

Cécile Carret, 28 juin 2012
devant

C’est ici qu’Esti aurait souhaité vivre. Il imagina aussitôt qu’il descendait du train, s’installait dans cet enfer de roche, devenait forestier ou plutôt casseur de pierres, épousait une fille croate au pâle visage rond comme une pomme, en fichu noir, jupe blanche et tablier noir, et puis qu’il vieillissait avec elle sans donner de ses nouvelles et serait enterré dans la vallée, anonyme. Mais il imagina aussi qu’il était le maître de ces montagnes et de ces forêts, riche, puissant, connu et admiré de tous, peut-être même plus grand qu’un roi. Son imagination s’exerçait sur toute chose. Il pouvait jouer avec sa vie, puisqu’elle était encore devant lui.

Dezsö Kosztolányi, Kornél Esti, Cambourakis, p. 65.

Cécile Carret, 26 août 2012
pleine

Et sans nous lasser, dans nos rêves enfiévrés de désir, nous reprenons la quête tâtonnante, explorant de ce passé chaque détail, chaque pli. Et le sentiment nous vient alors que nous n’avons pas eu notre pleine mesure de vie et d’amour, mais ce que nous laissâmes échapper, nul repentir ne peut nous le rendre.

Ernst Jünger, Sur les falaises de marbre, Gallimard, p. 9.

Cécile Carret, 27 août 2013
effronterie

Alors que d’habitude je changeais constamment de pas, m’écartais à contretemps, me heurtais, je marchais maintenant avec les autres, et chacun de mes pas, si inhabituelle que fût la densité humaine, trouvait du jeu sur l’asphalte. Enfin je ne trottais ni ne traînais les pieds (comme tous dans les couloirs de l’internat), mais avais ma démarche, avançais en me balançant sur la plante des pieds qui déroulait, sensible, la succession des orteils, du métatarse et du talon, envoyais au passage de petits objets sur le côté, avec le sentiment d’effronterie tranquille qui, je l’éprouvai alors dans le recommencement, avait autrefois caractérisé mon enfance.

Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 104.

Cécile Carret, 8 sept. 2013

mot(s) :

auteur :

rechercher 🔍fermer