virtuose

Le pianiste avait enfourché Brahms et galopait. Personne, à la vérité, n’aurait su dire ce qu’on était en train de jouer, la perfection du virtuose nous empêchant de nous concentrer sur Brahms, la perfection de Brahms distrayant notre attention du virtuose. Et pourtant il arriva au poteau. Applaudissements.

Witold Gombrowicz, Journal (1), Gallimard, p. 79.

David Farreny, 24 mars 2002
moteur

Grands, anciens, constants sont les efforts de chacun pour dissimuler aux yeux des autres et oublier le dissimulé en sa propre mémoire. Et, sauf névrose, ou affaiblissement mental, généralement couronnés d’un succès appréciable, intéressant, rayonnant et moteur.

Henri Michaux, « Façons d’endormi, façons d’éveillé », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 513.

David Farreny, 2 juin 2006
surpassent

Deux journées de voyage éloignent l’homme — et à plus forte raison le jeune homme qui n’a encore plongé que peu de racines dans l’existence — de son univers quotidien, de tout ce qu’il regardait comme ses devoirs, ses intérêts, ses soucis, ses espérances ; elles l’en éloignent infiniment plus qu’il n’a pu l’imaginer dans le fiacre qui le conduisait à la gare. L’espace qui, tournant et fuyant, s’interpose entre lui et son lieu d’origine, développe des forces que l’on croit d’ordinaire réservées à la durée. D’heure en heure, l’espace détermine des transformations intérieures, très semblables à celles que provoque la durée, mais qui, en quelque manière, les surpassent.

Thomas Mann, La montagne magique, Fayard, p. 8.

David Farreny, 3 juin 2007
électrique

Mais malheur à qui aura un sursaut. Un éblouissement de mal vous atteint alors au plus profond. Un neurone sans doute, un neurone crache sa souffrance électrique, dont on se souviendra.

Oh ! moments ! Que de moments d’alerte dans cette vie…

Henri Michaux, « La vie dans les plis », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 175.

David Farreny, 3 mars 2008
marchandise

J’allais plusieurs fois les trouver pour leur demander à quoi, dans cette fournaise, ils pouvaient encore accrocher leurs convictions. À rien ou presque : pas de prolétariat industriel, de slums, de coolies. Pas de misère voyante mais un océan de petites gens vivant juste au-dessus, dans le besoin, dans une respectabilité râpée et chagrine qui ne les poussait guère à militer. Apôtres sans disciples, une vertu un peu dévernie leur tenait lieu de programme ainsi qu’une aptitude stupéfiante à argumenter infiniment dans la chaleur, à s’énerver en querelles doctrinales avec les partis frères, n’étant ni staliniens, ni maoïstes, ni castristes, ni titistes mais trotskistes depuis plus de vingt ans et, à l’époque, les derniers sans doute. Les raisons de ce choix semblaient avoir entre-temps quitté les mémoires ; ils s’obstinaient pourtant et tenaient beaucoup, c’était clair, à cette doctrine alors presque oubliée. J’avais l’impression qu’en idéologie comme en négoce nous leur avions une fois de plus refilé du vieux stock et que, s’ils s’attachaient si fort à cette marchandise périmée, c’est qu’instruits par l’expérience ils étaient au moins certains que nous n’allions pas la leur reprendre.

Nicolas Bouvier, Le poisson-scorpion, Payot, pp. 62-63.

David Farreny, 18 oct. 2009
honnêtement

Hier l’inspecteur du lait qui habite la chambre voisine — on ne trouve ici que du lait en poudre, il n’inspecte donc rien — est venu me proposer d’aller ensemble trouver des femmes dans une gargote des collines qu’on lui a recommandée. L’inspecteur qui a l’âge de mon père est consumé par une rêverie érotique qui ne lui laisse pas de répit. À en croire les courbes que, pour me convaincre, ses petites mains tracent dans l’air humide, ces enchanteresses rappelleraient un peu les grandes fourmis Ponérines, tailles étranglées, corselets bien garnis, fortes hanches, cuisses musclées, mâchoires d’ogresses. Pour cette sortie il avait retouché à l’encre violette ses souliers éculés et passé un pantalon de tennis à fines rayures bleues qui poche aux genoux. Dans cette ville, dit la plus vieille chronique de l’Île, il n’y avait de durs que les seins des jeunes femmes, d’ondoyants que leurs regards, de courbes que leurs sourcils, de ténébreuses que leurs nuits.

L’inspecteur a les yeux injectés par l’arak qu’il a bu la veille. Je sais bien qu’il s’agit de pauvres filles édentées, humiliées, peut-être malades ou qui n’existent que dans mon imagination. Tout de même je m’emballe. Je rêve d’yeux bordés de khôl, de voix chaudes comme des tisons contre mon oreille, de fesses de santal patinées par mille paumes rêveuses, d’une touffe brillante comme du crin, honnêtement bombée et fendue. Voilà trop longtemps que je vis seul et s’il faut retourner chez les hommes pourquoi pas par ce chemin-là ? J’ai accepté.

Nicolas Bouvier, Le poisson-scorpion, Payot, pp. 105-106.

David Farreny, 18 oct. 2009
furent

On peut se tromper de chemin. Lorsqu’on le découvre, il n’est généralement plus temps de revenir à la bifurcation et de choisir l’avenir que nous assignaient un penchant inné, la voix profonde du grand passé. Ils furent sans effet parce que le présent, après avoir tardé sans mesure, a fini par nous atteindre et nous l’avons suivi au loin. Les bêtes dont j’avais partagé la résidence, croisé, parfois, la route enchantée, sont restées, elles, au pays de l’enfance. Elles m’attendent, peut-être, comme il m’arrive de rêver que je les retrouve. Ce sera pour une autre vie. Je ne sais pas.

Pierre Bergounioux, Chasseur à la manque, Gallimard, p. 47.

Cécile Carret, 14 avr. 2010
carpes

Carpes d’un or éclatant, hors de la boue, écailles d’or bordées de noir, nageoires corail, de l’art le plus fin, des couleurs les plus exquises, comme dans l’art sung. Brochets, gardons, truites ; les poissons blancs meurent vite, tournent sur le ventre immédiatement ; les carpes, vingt-quatre heures. Vent nord-ouest glacial. Grand feu de bois, bûches noires, dessous rougeoyant, le haut noyé de fumée bleue. Les camions de marchands de marée arrivent de partout, on pèse (8 F le kilo) au sortir du bac, les chalands viennent tremper leurs doigts dans un seau d’eau chaude posé sur les bûches ardentes. Les tables gluantes grattées par les palettes visqueuses, entre deux arrivées d’épuisettes, lourde chacune de 20 kg de poisson. Odeur fade du poisson d’eau douce, de la vase ; l’eau des bacs bouillonne de vie, d’écume, traversée du saut d’agonie des poissons, sillonnée d’arêtes dorsales, de nageoires roses ou noires, battant l’air. Tous les vingt hommes, dirigés par E., qui travaille de ses mains rouges, allant du canal de dérivation à l’étang qui se vide et se déverse au fond du pré. (Apremont, ce jour.)

Paul Morand, « 11 février 1976 », Journal inutile (2), Gallimard, p. 727.

David Farreny, 23 sept. 2010
hasard

À partir de Guttannen, le chemin est de plus en plus sauvage, désert et uniforme. Des deux côtés, ce ne sont que pierres nues et tristes. De temps à autre on aperçoit des sommets couverts de neige. Le sol plus égal forme parfois une vallée étroite et est encombré d’énormes blocs de granit. L’Aar présente quelques grandioses chutes d’eau qui s’effondrent avec une force effrayante. Au-dessus d’une de ces chutes, on a tendu un pont impressionnant où l’on est aspergé de gouttelettes. On voit ici de tout près la course puissante des flots jetés sur les rochers ; ceux-ci ressortent et on ne comprend pas comment ils peuvent résister à cette rage. Nulle part ne nous est offert un concept si pur de la nécessité naturelle qu’à la vue de cette course des flots jetés sur les rochers ; course éternellement continue et en l’absence continuelle de toute fin. Mais on voit que les côtés des rochers se sont arrondis peu à peu. On s’aperçoit également que la végétation souffre de plus en plus de la malédiction d’une nature dénuée de chaleur et de force. On ne rencontre plus de sapins, rien que des broussailles rabougries, des pins, des mousses, une misérable herbe, ou même pas, quelques mélèzes ou des cyprès. Des gentianes poussent en abondance à un endroit. Une famille cueille leurs racines et les brûle pour en faire de l’eau de gentiane. Cette famille vit ici l’été, à l’écart le plus complet des hommes ; elle a construit sa distillerie sous des blocs de granit que la nature a accumulés sans finalité et qui forment une tour ; les hommes ont su faire usage de cet emplacement de hasard.

Georg Wilhelm Friedrich Hegel, « jeudi 28 juillet 1796 », Journal d’un voyage dans les Alpes bernoises, Jérôme Millon, pp. 73-74.

David Farreny, 12 janv. 2011
véritablement

Le développement attribué à la Terre n’a pas l’être plénier et sûr d’un présent : les membres de l’individu géologique universel n’offrent pas empiriquement un processus de production et reproduction de celui-ci, comme c’est le cas chez l’individu biologique singulier.

Le processus que le concept affirme de la Terre, comme identité organisée de ses différences, n’est, en effet, nécessaire que comme conceptuel, non pas comme empiriquement réel, et, donc, temporel. […] La géognosie lit ainsi dans la disposition actuelle des roches « les terribles vestiges d’une effroyable cassure et destruction », l’effet de « révolutions majeures » ayant frappé autrefois le globe, ce qui fait dire que « l’histoire a affecté la Terre dans les premiers âges ». […] Ce qui importe, s’il y a une telle histoire passée des révolutions du globe, c’est qu’elle n’est plus, car seul est vraiment ce qui est présent ; ce qui n’est qu’à avoir été n’a jamais été véritablement […] : « L’histoire a affecté la Terre dans les premiers âges, mais, maintenant, elle est parvenue au repos : c’est là une vie qui, en fermentation au-dedans d’elle-même, avait, en elle-même, le temps, — l’esprit de la Terre qui n’était pas encore parvenu à l’opposition, — le mouvement et les rêves d’un être endormi, jusqu’à ce qu’il soit éveillé et ait obtenu sa conscience dans l’homme, et qu’il soit ainsi venu se faire face à lui-même comme une paisible configuration ».

Bernard Bourgeois, « Le concept du développement de la nature », Présentation de la «  Philosophie de la nature  » de Hegel, Vrin, pp. 39-40.

David Farreny, 24 janv. 2011
effarvatte

5 heures de l’après-midi, la digitale pourprée : crescendo trillé du phragmite des joncs, rythmes puissants, acidulés et grincés, de la rousserolle turdoïde. Coassement sec et flasque d’une grenouille. La mouette rieuse part en chasse. Les nénuphars. Concert en duo de deux rousserolles effarvattes.

6 heures du soir, les iris jaunes et la locustelle tachetée. Une foulque (noire, plaque frontale blanche) semble choquer des pierres et souffler dans une petite trompette pointue. L’alouette des champs s’élève et jubile en plein ciel, les grenouilles lui répondent dans l’étang. Un râle d’eau, invisible, pousse une série de cris effroyables — cris de pourceau qu’on égorge — en hurlement décroissant, diminuendo.

9 heures du soir : coucher de soleil, rouge, orangé, violet, sur l’étang des iris. Le héron butor mugit — son de trompe grave, un peu terrifiant. Le soleil est un disque de sang : l’étang le répète — le soleil rejoint son reflet et s’enfonce dans l’eau. Le ciel est violet sombre.

Minuit : la nuit est installée, toujours solennelle comme une résonance de tam-tam. Le rossignol commence ses strophes mystérieuses ou mordantes. Une grenouille agite des ossements.

3 heures du matin : de nouveau, un grand solo de rousserolle effarvatte. Et nous terminons sur un rappel de la musique des étangs, avec le dernier mugissement du héron butor…

Olivier Messiaen, « Livre IV, VII. La rousserolle effarvatte », Catalogue d’oiseaux.

David Farreny, 12 oct. 2011
achever

Ainsi j’ai tenu. C’est pourquoi la fin de Primo Levi me peine et m’agace – oui, le mot peut surprendre, il est sincère. L’idée que cet homme a survécu à la déportation, qu’il a écrit au moins un grand livre, Si c’est un homme, sans oublier La Trêve et Le Système périodique, et qu’il se jette dans l’escalier cinquante ans après… C’est comme si les bourreaux avaient réussi, malgré l’amour et malgré les livres. Leur main a traversé le temps pour achever la destruction, qui ne cesse pas. La fin de Primo Levi m’effraie.

Rithy Panh, L’élimination, Grasset, p. 35.

Cécile Carret, 2 fév. 2012
déclencher

Moments d’extase jadis à l’écoute d’une pièce pour orgue qui avait donné lieu à tout un développement lyrique. Monsieur Songe est triste de ne plus ressentir l’extase en écoutant la même musique. Il décide de faire marche arrière vers ses trente ans. Certaine difficulté à franchir les années qui sont comme des pierres amoncelées dans des ruines. Mais à force de se pousser, de se pousser, il y arrive. Il est prêt à s’ouvrir à l’émotion, il éprouve une perméabilité supérieure. Mais voilà qu’il ne se souvient plus comment déclencher le mécanisme du tourne-disque qui n’était pas le même alors. Sa tristesse est décuplée et vite il revient à aujourd’hui où la souffrance est moindre, comme le plaisir. Il ne dit pas hélas, il est résigné. Pour sa récompense le tourne-disque se remet en marche tout seul et monsieur Songe fond en larmes.

Robert Pinget, Monsieur Songe, Minuit, p. 72.

Cécile Carret, 8 déc. 2013

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