élusif

Ce livre-ci, ce petit livre, qui te doit de vivre un laps, si présentement tu le tiens entre tes mains, élusif lecteur (mais ton présent n’est pas le mien, il n’est même, tout au contraire, que l’un des moments de mon absence), ce livre écrit à temps perdu le long des années, durant quelques après-midi d’une saison lointaine, une ou deux matinées d’un autre été, tel soir d’un hiver en allé, il est tout creusé d’inexistence, de néant, de silence et d’oubli : simples arches jetées, sans que toujours elles se rejoignent, sur le vide des ans ; simples piliers même, éventuellement, et d’une stabilité douteuse, peut-être, et qui tous n’ont pas reçu leurs chapiteaux historiés ; simples traces sur le sol de papier, en palimpseste entre les cinéraires.

Renaud Camus, Élégies pour quelques-uns, P.O.L., p. 72.

David Farreny, 13 avr. 2002
ligne

On peut se lasser de poursuivre l’impossible étreinte des idées, comme d’autres désespèrent d’atteindre l’impossible accord des âmes. On peut douter de tout sauf des mots, dont on a besoin pour douter ; ils n’ont peut-être aucun pouvoir définitif, mais un admirable éblouissement de surface dont un cœur simple a le droit de s’enchanter. Un beau texte est comme une eau marine ; sa couleur vient du reflet de son fond sur sa surface, et c’est là qu’il faut se promener, et non dans le ciel ou dans les abîmes ; il faut bien admettre que les idées sont toujours plus haut ou plus bas que la ligne des mots, et cette térébrante oscillation est source de détresse ; mais la ligne des mots est belle.

Roland Barthes, « Réflexion sur le style de L’étranger », Œuvres complètes (1), Seuil, p. 75.

David Farreny, 31 oct. 2004
abandon

Pieter depuis une quinzaine a les lèvres sèches, conséquence, imagine-t-il, d’une légère fièvre d’indigestion. Il se les lèche toute la journée pour les humecter un peu. Du moins au début c’était pour ça. Mais peu à peu, l’habitude s’est prise et c’est devenu chez Pieter une véritable paillardise. Il se lèche les lèvres pour se toucher, à présent, comme les jeunes garçons qui se tripotent à travers leur poche, il s’offre ce doux contact de muqueuse comme une sucrerie. Tout en vous écoutant, tout en vous parlant même, il prend un air furtif et sensuel et, avançant sa lèvre supérieure en gouttière, attire sa lèvre inférieure dans sa bouche, comme un suborneur attire une fillette chez lui, il l’aspire, il la hume et, pour obéir à son appel, elle se gonfle et s’enfonce dans sa bouche, énorme et turgide — et là, Dieu sait tout ce qu’il lui fait, des langues et de frissonnantes caresses, il la mordille aussi un peu. Mais le principal de ses plaisirs, c’est, je crois, la plus primitive des voluptés, la pâmoison de la muqueuse nue, épanouie, posée sur une autre muqueuse comme une figue sèche sur une autre figue — et le plaisir passe de l’une à l’autre muqueuse, comme une huile épaisse, par osmose. Mais pour que sa jouissance soit complète, il faut qu’elle s’accompagne de bruit. Pieter est toujours entouré d’une foule de petits bruits, secs ou mous, mélodieux et plaintifs ou un peu rauques, qui sont comme la chanson perpétuelle et angélique de son abandon à soi. Tandis qu’il masturbe sa lèvre, il émet mille claquements pâteux évoquant des tétées gourmandes, des lapements, des « miam-miam » de nourrisson, des halètements de mâle à l’ouvrage et des râles consentants de femme comblée, et puis la lèvre ressort, obscène et molle, luisante de salive, elle pend un peu, énorme et femelle, épuisée de bonheur. Quand je le vois faire, quand je vois sur son visage cet air furtif et coquin d’enfant vicieux et de gâteux, il m’effraye presque par la profondeur organique et infantile de son narcissisme.

Jean-Paul Sartre, « dimanche 17 décembre 1939 », Carnets de la drôle de guerre, Gallimard, p. 325.

Guillaume Colnot, 21 nov. 2004
combinaison

Quoi qu’il en soit, ce fut une remarquable combinaison de la nature que d’accorder aux mêmes animaux le vol et le chant, car, ainsi, ceux qui ont à divertir les autres créatures avec la voix se rencontrent d’ordinaire dans les lieux élevés, d’où celle-ci peut se répandre plus largement à l’entour et toucher un plus grand nombre d’auditeurs ; et d’autre part, l’élément destiné au son, l’air, se trouve peuplé de créatures chantantes et musiciennes. C’est vraiment un grand réconfort et un grand plaisir que procure, autant, me semble-t-il, aux animaux qu’à nous-mêmes, le chant des oiseaux. Je crois que cela tient moins à la douceur des sons, à leur variété ou à leur harmonie, qu’à cette idée de joie qu’exprime naturellement le chant, en particulier celui-là, lequel est une sorte de rire que l’oiseau émet lorsqu’il est plongé dans le bien-être et le contentement.

Giacomo Leopardi, « Éloge des oiseaux », Petites œuvres morales, Allia, p. 169.

David Farreny, 9 nov. 2005
Atlantique

Je suis un être de lenteur, de retours en arrière, d’intentions à très long terme, de toutes ses forces et de tous ses sens appuyé sur le passé. Je me fais l’effet d’un mouvement historique enfoui sous les gestes des hommes qui met deux siècles à trouver son rythme et trois à s’accomplir. Je chemine à la vitesse des continents, il est bien peu probable que je voie jamais l’Atlantique.

Mathieu Riboulet, Mère Biscuit, Maurice Nadeau, p. 101.

Élisabeth Mazeron, 7 nov. 2007
chevron

Le monde serait une chambre si nous étions faits pour goûter un durable et plénifiant repos. Or, il n’est point tel. Il existe. Nous aussi, et ceci n’est sans doute pas sans rapport avec cela. Nous sommes avides d’aller, de connaître et les choses sont là pour répondre à cette inclination qu’il y a en nous. Ce doit être, sauf accident, la règle. Or, l’accident, on y était impliqué avant d’avoir pu deviner la règle. C’était le chevron et l’expérience corrélative, originaire, la rebuffade et le dépit.

Pierre Bergounioux, Le chevron, Verdier, p. 9.

Élisabeth Mazeron, 3 mars 2008
son

Si j’avais utilisé l’inceste pour montrer une voie possible conduisant au bonheur ou à l’infortune, j’aurais agi en didacticien à succès débiteur d’idées générales. En réalité, je me moque absolument de l’inceste sous quelque forme que ce soit. J’aime absolument le son « bl » dans « sibling », « bloom », « blue », « bliss », « sable ».

Vladimir Nabokov, Partis pris, Julliard, p. 141.

David Farreny, 12 mars 2008
tremblé

Je viens à bout du chapitre huit au prix d’une page et couvre à peu de chose près la première du suivant. L’approche de la fin me remplit d’une impatience funeste. Je choisirais très volontiers la ligne droite et le terrain plat, m’en tiendrais à la trame, prendrais la corde si j’écoutais le gros paresseux qui ne dort que d’un œil, dans son coin. Il faut me reprendre fermement en main pour chercher la juste couleur des choses, leur coefficient d’adversité, leur tremblé quand on est aux prises avec elles et qu’elles pourraient bien l’emporter. C’est de tout cela que le paresseux, le sagouin, l’éternel enfant ferait litière pour s’épargner la peine de vivre.

Pierre Bergounioux, « mercredi 14 octobre 1987 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, pp. 639-640.

Élisabeth Mazeron, 11 nov. 2008
aaaah

« Aaaah ! », et soudain elle fut là, un gong de cuivre, très bas dans l’éther : la lune en éclipse. Au-dessus de maigres pins veufs. Quelques buts de football, comble de l’autisme, trônaient sur le terrain. Elle regarda et prononça docilement le mot qu’il fallait : « Oppolzer ! ». « Oppolzer », repris-je en serrant plus fort l’os de son bras ; avec toutes les métaphores que j’ai déjà inventées pour désigner la lune, ce ne serait que justice si on donnait mon nom à un de ses cratères !

Arno Schmidt, « Sortie scolaire », Histoires, Tristram, p. 142.

Cécile Carret, 2 déc. 2009
banlieues

Les premiers ramas informes des banlieues exhalent les sueurs acides de la nuit. Vus de cette hauteur, les bâtis tassés les uns contre les autres dessinent la planimétrie d’une ville en ruine, comme ravagée par une guerre sournoise. Ce sont les restes d’une rêverie que l’aube de l’aviation, vers 1910, avait vu prendre forme sur les planches à dessin où les ingénieurs projetaient la cité future. Elle ne s’est pas réalisée. Ne restent que ces parallélépipèdes de béton, ces pauvres fabriques, ces débris de cabanes, de masures, de petits pavillons faits de maigres matériaux, toutes ces épaves laissées dans les banlieues par le reflux des utopies. Interminable paysage de chantiers, dont on ne distingue pas s’ils sont en cours ou bien déjà abandonnés.

Jean Clair, Lait noir de l’aube, Gallimard, p. 147.

Guillaume Colnot, 25 sept. 2013

mot(s) :

auteur :

rechercher 🔍fermer